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étaient retirés aussitôt qu’il apprenait leurs griefs, et il les tenait désormais sous ses yeux.

En recherchant quels services le gouvernement de Schamyl a pu rendre aux montagnards, nous avons à constater aussi sa funeste influence sur leur indépendance extérieure, influence qui ne s’est trahie qu’à la longue et telle que l’imâm n’avait pu la prévoir ; en les courbant sous une autorité absolue, unique, il a affaibli leur ressort le plus puissant, l’initiative individuelle et la résistance spontanée. Cette force immense que la concentration du pouvoir entre ses mains lui avait donnée d’abord recelait une cause d’affaiblissement. En poursuivant le vol, le brigandage et la vendetta, en comprimant les dissensions et les rivalités, Schamyl a détruit les habitudes qui entretenaient l’esprit guerrier des Tchetchenses et des Lezghis et formaient des chefs de parti braves, rusés et entreprenans. Ses meilleurs naïbs, Akhverdi-Mahoma, Schwaïb-Mollah, Mohammed-Mouça-Kaï, etc., avaient été dans leur jeunesse des brigands avérés. Morts les armes à la main, ils n’avaient point laissé de successeurs élevés à la même école, et les nouveaux chefs, qui n’avaient pas reçu l’éducation aventureuse de la razzia, se sont trouvés hors d’état de lutter contre les Cosaques de la ligne et les masses compactes des bataillons russes. La décadence de Schamyl était sensible depuis quelques années, et lui-même, qui en prévoyait la triste et inévitable issue, avait pris en dégoût, à ce qu’il a dit depuis lors, sa dignité d’imâm ; il ne la conservait que par le sentiment d’un devoir impérieux. Soit fatigue physique ou morale, soit toute autre raison, il est certain qu’en dernier lieu il donnait beaucoup moins de sa personne dans les combats ; ce n’est que dans les grandes occasions qu’il chargeait lui-même, comme autrefois, à la tête des siens. Il avait pris l’habitude de se faire remplacer par ses naïbs, qu’il dirigeait du fond de sa retraite, toujours, il est vrai, avec une parfaite sûreté de coup d’œil et d’après les combinaisons