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nouveau désespoir, querelles de famille, et sur ces entrefaites le père d’Hester trépasse subitement. M. Thrale n’avait point discontinué ses visites, adressées tout spécialement à la mère d’Hester, et durant lesquelles il avait grand soin de ne point offrir à la fille un hommage trop direct, qu’elle eût peut-être définitivement repoussé. Grâce à cette tactique habile, lorsqu’elle se trouva subitement privée de son protecteur naturel et pourvue d’une dot médiocre (5,000 livres données par l’oncle Thomas, et pareille somme hypothéquée sur le domaine patrimonial laissé à mistress Salusbury), il put se présenter à peu près à coup sûr, et fut effectivement accepté (1763).

Thrale n’avait pour sa femme aucune sorte d’affection. Elle remplaçait à son compte la coat-of-arms qu’il eût voulu pouvoir mettre sur la façade de son hôtel et les panonceaux de ses carrosses. Pour répondre à ses espérances, il fallait qu’elle attirât chez lui les gens titrés parmi lesquels elle avait beaucoup de parens et de relations. Il exigeait qu’elle ne se mêlât jamais ni de ses affaires de commerce ni même de son ménage. Mise à la dernière mode, au courant de tous les plaisirs fashionables, attrayante pour les célébrités de tout genre qui viendraient à se produire en ce Londres badaud, la terre des lions et des étoiles[1], elle avait rempli toutes les conditions de son programme. Beaucoup de nos belles contemporaines auraient trouvé ce programme fort de leur goût et n’eussent pas demandé autre chose à un brasseur, assez bel homme d’ailleurs, parfaitement élevé, très silencieux, très digne, et des mains duquel l’or s’écoulait comme les flots de bière émis par ses énormes cuves. Mistress Thrale était un peu moins facile à satisfaire, et nous pensons qu’il faut lui en savoir gré. Ce rôle de « poupée » la fatigua bientôt, et dans les souvenirs de sa vie (trop compendieusement enregistrés, hélas !), elle revient sans cesse avec amertume sur l’insignifiance à laquelle la condamna longtemps le silencieux despotisme de son opulent époux. Plus tard, l’ambition du brasseur, et plus tard encore les embarras pécuniaires où le jetèrent des spéculations mal conçues, remirent les choses sur un meilleur pied. Quand mistress Thrale vit son mari se présenter aux suffrages des électeurs de Southwark, elle s’estima généreusement solidaire de ses succès et de ses revers. C’était le temps où les belles dames regardaient encore le canvassing (la brigue des votes) comme une des attributions de leur sexe, le temps où la belle duchesse de Devonshire achetait d’un baiser un bulletin au nom de Fox. Mistress Thrale suivit cet exemple et courut d’usine en usine électriser la plèbe votante. Elle se souvint plus tard avec une juste fierté

  1. Nous n’avons pas à expliquer le sens figuré de ces mots lion, étoile : ils sont devenus français.