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ce n’est pas un misérable sentiment de rancune qui le retient dans un exil volontaire et semble le condamner à l’oubli. Il a encore devant lui les plus belles, les plus florissantes années de son existence, et quand il se retira dans cette île, le même patriotisme, le même enthousiasme enflammaient son âme héroïque. Mais précisément parce que les sentimens les plus désintéressés animent son cœur, parce que les desseins les plus nobles occupent sa pensée dans l’avenir, il aime mieux s’enfermer au fond de sa retraite, il aime mieux se sacrifier lui-même que de consacrer ses facultés, comme font les faux apôtres, à la satisfaction d’un vain désir de gloire et d’un insatiable amour-propre. »


Caprera, on le sait, n’est qu’un rocher de granit. Ce rocher, recouvert d’un terrain que peut féconder la sueur, présente encore une surface assez étendue, puisqu’il a environ cinq milles de long et quinze milles de circonférence. Eh bien ! la population de l’île se compose de quatre propriétaires seulement, ou du moins de quatre familles. C’est presque l’île de Robinson. Notre voyageuse n’a pas eu de peine à en dresser la statistique : le général, un Anglais et deux pauvres bergers, voilà les habitans de Caprera. On n’y voit qu’une seule habitation régulière, celle de Garibaldi ; le voisin du général, l’Anglais dont nous parlions tout à l’heure, est précisément ce M. C…, qui habite une maison mauresque à la pointe de l’île Maddalena ; les deux bergers qui partagent avec l’Anglais et le général la propriété de l’île ont pour demeures des espèces de salles ou de grottes formées par les anfractuosités des rochers.

Avant de quitter avec Elpis Melena le petit archipel des îles sardes, je veux noter en passant certaines révélations fort curieuses que lui fit le vieux marin dont il a été question plus haut, le hardi capitaine R…, l’ami de lord Byron et de Shelley. Il ne s’agit plus de Garibaldi, et nous voici à cent lieues de la révolution italienne. Qu’importe ? ces distractions d’Elpis Melena au milieu de son pèlerinage assignent à son récit un caractère qui ne manque pas d’intérêt, et l’intérêt est double ici, puisque les confidences du capitaine R… se rapportent à un épisode assez obscur de l’histoire de la poésie anglaise au dix-neuvième siècle. On sait que Shelley, au mois de juillet 1822, périt dans un naufrage sur les côtes d’Italie ; on ajoute, et c’est là aujourd’hui une tradition consacrée, que l’audacieux poète de la Reine Mab, des Cenci, de Prométhée délivré, fut victime d’une tempête qu’il avait volontairement bravée. Le dernier témoin de cette aventure est un des solitaires de l’île Maddalena, et il a fallu qu’une voyageuse enthousiaste allât visiter Garibaldi sur son rocher pour que la mort du malheureux poète fût connue enfin dans tous ses détails. « La veille au soir du fatal événement, disait le capitaine, Shelley était venu assister avec moi à une fête donnée