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en son honneur et en l’honneur de Byron sur un vaisseau de guerre anglais en station devant Livourne. Après la fête, il monta dans un bateau à voile, accompagné d’un seul ami nommé Williams, et se dirigea vers Lerisi ; c’est un petit village situé sur la côte orientale de la baie de la Spezzia, et non loin duquel s’élevait la villa du poète. Nous n’apprîmes que trop tôt le naufrage de nos deux compatriotes. Immédiatement je me rendis avec quelques amis à Viareggio, où le corps des deux victimes avait été rejeté par les vagues. Nous ne pouvions plus que nous acquitter envers eux des derniers devoirs de l’amitié. Les préjugés des Italiens contre la religion protestante, préjugés si grossiers encore à cette époque, ne nous permirent pas de donner une sépulture aux deux naufragés, et nous n’eûmes d’autre ressource que de brûler les cadavres. Je n’oublierai jamais le spectacle vraiment sublime de cette cérémonie, ajoutait le capitaine avec une visible émotion ; trente-cinq ans se sont écoulés depuis ce jour, et l’image qu’en a conservée ma mémoire est toujours aussi nette, aussi vivante à mes yeux. Un point du rivage où s’élevait une grande croix fut le lieu choisi pour l’accomplissement du rite funèbre. Devant nous s’étendait la mer avec ses belles îles ; derrière, la chaîne des Apennins fermait majestueusement l’horizon ; à droite et à gauche se prolongeait à perte de vue une véritable forêt de buissons, de taillis, tordus par le vent de mer en formes fantastiques. La Méditerranée était parfaitement calme ; les flots limpides se jouaient en murmurant sur le sable jaune du rivage, et le contraste de ce sable d’or avec le bleu profond du ciel offrait une magnificence tout orientale. C’est dans ce cadre splendide que je vois encore s’accomplir notre douloureux ministère. Les flammes qui consumaient les restes de nos amis atteignirent bientôt la croix au pied de laquelle était placé le bûcher, si bien que le symbole chrétien, enveloppé à sa base par le feu, apparut quelque temps comme séparé de la terre et suspendu dans le ciel. Nous réussîmes à soustraire le cœur du poète aux flammes qui dévoraient son corps, et ce cœur fut déposé plus tard, ainsi que les cendres, dans le cimetière protestant de Rome. On a dit et répété qu’une tempête soulevait la mer pendant cette fatale nuit du mois de juillet 1822, que Shelley avait voulu jeter une sorte de défi aux élémens, et plusieurs même ont donné à entendre que le poète du désespoir avait bien pu chercher la mort au fond des flots ; j’affirme que tout cela est inexact, ajoutait le vieux marin, pas un souffle n’agitait les vagues. Mon avis est que le bateau se sera jeté sur quelque roc, ou bien, ce qui est plus vraisemblable encore, que, violemment heurté dans l’ombre par quelque gros navire, il aura été coulé à fond… »