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à l’extrémité de la Pineta, nous trouvâmes une table richement chargée de toutes les délicatesses imaginables, un véritable festin, rendu excellent surtout par la franche et joyeuse cordialité de nos hôtes. Nous étions dix-huit à table, mais de minute en minute on voyait entrer quelque brave Romagnol ; chacun voulait trinquer avec le général, chacun avait à lui rappeler une aventure de 1849, un danger qu’ils avaient couru ensemble, si bien que la salle fut en peu d’instans pleine à se briser, et que le seuil était comme obstrué par une muraille de têtes. Le vestibule aussi était rempli d’une foule bruyante et enthousiaste. Auprès, au loin, on n’entendait retentir que des vivat, car des centaines et des milliers d’hommes étaient venus de tous côtés pour assister à la fête.

« Il fallut se séparer ; nous prîmes congé de nos hôtes, et remontâmes en voiture. Il y eut jusqu’à cinquante équipages qui se joignirent aux nôtres pour accompagner le général. Au bout d’un mille, nous nous arrêtâmes près d’une petite chapelle solitaire, au seuil de laquelle était un prêtre qui nous pria d’entrer. Nous le suivîmes ; auprès de l’autel se dressait un cercueil recouvert de draperies noires et tout chargé de couronnes, tout embaumé de fleurs fraîchement cueillies. C’est dans ce cercueil que reposaient les cendres d’Anita Garibaldi… Nous déposâmes aussi, non sans larmes, des guirlandes de fleurs sur ce cercueil dont la vue éveillait en nous des souvenirs à la fois si glorieux et si déchirans… Il se fit un silence dont l’impression ne s’effacera jamais de ma mémoire, un silence solennel, interrompu seulement par des sanglots ; puis la messe des morts fut célébrée. »


Après cette excursion dans la forêt de Ravenne, Elpis Melena dut prendre congé du général ; mais elle le retrouva le mois suivant à Bologne. C’est alors qu’il lui remit un nouveau chapitre de ses mémoires, celui qui est spécialement consacré à l’histoire d’Anita, et auquel se rapporte l’attestation dont nous avons parlé en commençant : I manoscritti da me rimessi a Elpis Melena sono scritti di moi pugno. » Jamais, dit-elle, je ne l’avais vu animé d’inspirations plus sereines. Il passait de longues heures à me lire des vers d’Ugo Foscolo, son poète favori ; il me fit transcrire une pièce de quelques strophes qu’il avait composée, il y a bien des années déjà, dans l’Amérique du Sud, et quand je le quittai pour retourner à Rome, il me promit de terminer pour moi sa biographie. »

Cette espèce d’idylle héroïque, je veux dire l’admiration d’Elpis Melena pour le général et la condescendance du général pour Elpis Melena, ne se termine pas, hélas ! aussi bien qu’elle a commencé. Elpis Melena venait de retourner à Rome, car il paraît bien que c’est à Rome qu’elle habite, lorsque le général lui écrivit en toute hâte pour lui demander son manuscrit italien. Il était décidé à se retirer du service militaire, et il voulait consacrer son temps à l’achèvement de son autobiographie ; bientôt du reste, ajoutait-il, Elpis