Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 33.djvu/827

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toutes ressources. Comment, lorsque M. de Lavalette, son ancien ami, fut parvenu à se soustraire à la peine capitale, aurait-il pu lui dénier un asile ? Plus tard, apprenant que Napoléon, dans sa captivité de Sainte-Hélène, manquait d’argent, il lui fit parvenir, à ce qu’il paraît, des sommes considérables. Il écrivit même à l’empereur Alexandre une lettre qui tendait à obtenir, pour l’ancien maître de l’Europe, l’adoucissement des traitemens rigoureux auxquels il était soumis. Tout cela certes était bien naturel ; malheureusement il est des époques où il suffit, pour se compromettre, de remplir les devoirs les plus sacrés.

L’empereur de Russie était le seul appui du prince Eugène contre la défiance et les soupçons dont il se voyait l’objet. Aussi ne négligeait-il rien pour se ménager cet appui si précieux ; mais, malgré tous ses efforts, leurs relations devenaient peu à peu plus rares et plus froides, tant par l’effet du temps écoulé que par celui des modifications que les circonstances apportaient dans les idées du mobile autocrate. L’esprit révolutionnaire et bonapartiste, un moment comprimé, reparaissait en France. L’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, étaient livrées, soit à des agitations menaçantes, soit même à des bouleversemens éphémères. Alexandre, effrayé de l’avenir que ces mouvemens préparaient à l’Europe, commençait à se repentir des encouragemens qu’il avait prodigués aux idées libérales, aux propagateurs plus ou moins sincères du libéralisme, à tout ce qui n’était pas en accord avec le système des monarchies légitimes et du pouvoir absolu. Il ne soupçonnait pas Eugène de complicité avec les agitateurs, et lorsque ce prince lui écrivait pour se justifier des imputations calomnieuses par lesquelles on essayait de le compromettre, il lui répondait de manière à lui prouver que ces rumeurs n’avaient fait aucune impression sur son esprit ; mais cependant il eût craint, en reprenant avec lui des relations intimes, de donner lieu à de fâcheuses interprétations. En 1818, l’empereur, qui à cette époque n’avait pas encore complètement abjuré son libéralisme, revenant du congrès d’Aix-la-Chapelle et faisant une visite à la cour de Wurtemberg, avait permis à Eugène de venir le trouver à Mergentheim, où ils avaient eu ensemble un long entretien. Il y avait été à peu près convenu qu’ils se reverraient à Saint-Pétersbourg ; mais lorsque Eugène crut, à plusieurs reprises, pouvoir rappeler à son puissant protecteur la promesse qu’il lui avait faite de le recevoir dans sa capitale, Alexandre ajourna cette visite, puis fit comprendre au prince qu’à son grand regret elle ne pourrait avoir lieu tant que les circonstances générales de l’Europe n’auraient pas changé. Toute cette correspondance est triste à lire. Malgré la courtoisie de la forme, il est facile de comprendre, en parcourant les lettres de l’empereur, que ses sentimens de 1814 et de 1815 ont subi de grandes altérations.