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peu de superflu ne soit aussi du nécessaire ; » vérité aussi ingénieusement conçue que dite. Aucune créature humaine n’a été faite pour vivre constamment prisonnière entre des besoins à satisfaire et des devoirs à remplir : un peu plus de jour, un peu plus d’air, est nécessaire à toute âme pour respirer. Ordinairement néanmoins la charité passe pour avoir fait toute son œuvre quand elle s’est préoccupée d’assurer la nourriture matérielle et l’instruction morale, la paix de l’âme et du corps, le soutien indispensable de cette vie et de l’autre, et, il est vrai aussi, la nature, très avare même de ces premiers biens, rend déjà bien méritoire et bien difficile la libéralité qui les procure. Soyons franc cependant : ce n’est pas toujours seulement l’insuffisance de ces ressources qui arrête notre charité dans ses limites. Que les meilleurs, les plus charitables, rentrent sérieusement en eux-mêmes. Ne trouvent-ils pas souvent, sans se l’avouer, qu’il y aurait de l’insolence à un pauvre à désirer quelque chose de plus que du pain et le catéchisme ? Tout cet ordre de jouissances qui constituent le superflu ne leur paraît-il pas un domaine exclusivement réservé aux favoris de la fortune, et dans lequel il n’est pas permis d’entrer sous la livrée de l’indigence ? Très convaincus qu’ils sont faits de la même chair que ceux qu’ils secourent, et que leur âme, émanée du même souffle, est destinée à la même fin ; ne seraient-ils pas surpris si on leur disait qu’ils pourraient dès ici-bas partager avec eux quelque goût d’imagination et d’intelligence ? Tout prêts à prier à leurs côtés à l’église et à veiller au chevet de leur lit de douleurs, ils le seraient peut-être beaucoup moins à accepter sur un sujet indifférent un instant de conversation. La charité de Mme Swetchine avait forcé ce dernier refuge de l’orgueil humain, et en consentant à s’enquérir des goûts particuliers et du tour d’esprit de chacun de ses pauvres, comme s’ils eussent été des habitués de son salon, elle rendait au sentiment de l’égalité des fils d’Adam, gravé dans son cœur par l’Évangile ; un hommage plus délicat, plus touchant, plus vraiment démocratique, qu’aucune déclamation révolutionnaire.

Les relations de Mme Swetchine avec une jeune sourde-muette adoptée par elle, qui demeura sa fidèle compagne jusqu’à son lit de mort, forment, dans le récit de M. de Falloux, un tableau plein de grâce que la critique a beaucoup remarqué. J’y trouve pour ma part une preuve de cet esprit d’égalité que, sans faiblesse, sans abdication de ses droits véritables, sans vaine affectation de popularité, Mme Swetchine faisait régner entre elle et ses protégés. L’orpheline, traitée comme une fille dans la maison, y avait pris bientôt des airs et des lubies d’enfant gâtée. Mme Swetchine dut les réprimer, mais ce fut avec la sévérité éclairée d’une mère, jamais par un de ces mots altiers ou une de ces menaces d’abandon qui auraient été