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sa sauvage écolière. Toujours les yeux de diamant obstinément arrêtés sur elle. À son front, où la sueur commençait à perler, elle porta brusquement son mouchoir, — puis un soupir lui vint, puis un frisson, car elle sentait le froid la gagner… Enfin, cédant à une impulsion mal définie, et dont elle ne pouvait se rendre compte, elle quitta sa place et se dirigea droit vers le pupitre de la jeune fille.

— Que voulez-vous de moi, Elsie Venner ? lui demanda-t-elle.

— Moi ?… rien que je sache, répondit l’écolière à voix très basse et avec un mode d’articulation tout à fait particulier, une sorte de zézaiement qui changeait la consonnance d’une ou deux lettres ; seulement je me disais bien que je vous forcerais à venir.

— Où êtes-vous allée chercher cette fleur, Elsie ? reprit miss Darley.

C’était une plante alpestre, extrêmement rare ; on ne la trouvait qu’en un certain endroit tout spécial, parmi les rochers de « la Montagne. »

— Où elle vient, répliqua Elsie Venner. Veuillez l’accepter…

La maîtresse ne pouvait répondre par un refus. En prenant la fleur, ses doigts rencontrèrent ceux de son élève. Comme ils étaient froids, ceux-ci !

Helen Darley reprit sa place ; mais peu d’instans après, sous quelque prétexte, elle sortit de la salle d’étude. Son premier mouvement fut d’aller jeter dans sa cheminée la fleur qu’on venait de lui donner, et de la recouvrir de cendres, comme si elle en craignait même la vue ; le second fut de tremper ses mains dans l’eau, à l’instar de lady Macbeth. Pauvre créature ! l’excès de travail conduit à ces aberrations névralgiques.


II

J’avais tout particulièrement recommandé Bernard Langdon au principal médecin de Rockland, l’excellent docteur Kittredge. Ce n’était point, comme tant d’autres, une spécialité. Il savait autre chose que son formulaire, ses teintures et ses poudres. Ainsi c’était un connaisseur en chevaux, et le plus rusé maquignon ne lui en remontrait guère. De même il savait ce qu’est une femme dans certaines crises, et combien il faut ménager ces instables créatures, pour lesquelles un mot vaut un coup, et dont on bouleverse tous les courans nerveux par le simple contact d’une main non magnétisée. Il savait enfin combien peu ce qu’on dit ressemble à ce qu’on pense, et lorsque, par-dessus ses lunettes, il dévisageait attentivement son interlocuteur, ce n’étaient point les paroles, mais bien les idées de ce dernier qui le préoccupaient.