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s’y prêtait, l’animosité chronique qui existe entre les Druses et les Maronites. À mesure que les influences étrangères vinrent encourager l’arrogance et le fanatisme des chrétiens, leur indépendance devint plus insupportable aux Turcs, et ils en arrivèrent à la résolution d’infliger aux chrétiens, en prenant les Druses pour instrumens, une répression supérieure à toutes celles qu’ils avaient subies jusque-là. Ce qui s’est passé à Hasbeya, à Basheya, à Deïr-el-Kamar, fut l’exagération de ce plan. Khourshid-Pacha et ses complices étaient incapables d’exécuter une politique aussi subtile. Le jeu a été forcé, et a fait scandale. Disons-le bien, tant que l’Europe admettra que la Turquie doit gouverner la Syrie, exclure les Turcs du gouvernement de la montagne, c’est rendre la tranquillité impossible. Il faut faire que l’intérêt du gouvernement soit de procurer la paix dans le Liban, au lieu d’y exciter la guerre. C’est le seul moyen de garantir la bonne intelligence entre les tribus hostiles[1]. »

Je ne cache pas que ce passage du mémoire de lord Dufferin m’a beaucoup étonné. Il est impossible, d’une part, de caractériser plus durement la politique turque, de l’accuser de plus de machiavélisme et de cruauté, de mettre plus hautement à sa charge les massacres et les guerres du Liban, de confirmer avec plus de force le jugement que M. Guizot en portait en 1845, et d’autre part il est impossible de conclure plus vivement pour cette politique et pour ses résultats. Les Turcs ont fait tout le mal dans le Liban ; le remède est de les faire maîtres absolus du Liban. Ils ont permis et commis les plus horribles attentats pour arriver à la souveraineté absolue : eh bien ! consacrons cette souveraineté absolue, et comme nous ne pouvons pas supprimer chez les Turcs le penchant qu’ils ont à tuer les chrétiens, qui ne sont pas tout à fait leurs esclaves, faisons des chrétiens d’Orient les esclaves des Turcs. Il y a des gens qui prétendent que la meilleure manière de se délivrer des tentations dans ce monde, c’est de les satisfaire. Lord Dufferin applique cette maxime à la politique turque : les Turcs seront tentés de faire le mal dans le Liban tant qu’ils n’y auront qu’un pouvoir restreint ; donnez-leur un pouvoir absolu. Le congrès de Paris ne s’était point avisé de ces doctrines aisées, quand il stipulait pour les chrétiens d’Orient des droits particuliers, quand il confirmait l’autonomie des principautés danubiennes. Ajoutez qu’en satisfaisant la tentation des Turcs, l’Europe n’y gagnera rien pour les chrétiens. Est-ce que les Turcs n’étaient pas maîtres absolus à Damas ? Est-ce qu’à Damas les chrétiens, avaient une autonomie partielle comme celle des Maronites,

  1. Recueil anglais, p. 211, n° 182.