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mort, la mort au sein de l’amitié, à côté de l’épouse chérie, sous un beau ciel, mais enfin la mort prématurée, étouffant mille pensées dans leurs germes, coupant court à tous les problèmes et à toutes les questions, et enlevant au mouvement du monde une âme qui l’embellissait et qui l’honorait. Voilà ce qu’un regard, même distrait, peut embrasser en quelques heures en parcourant cette correspondance. Cette vie, si pleine qu’elle fût, n’est qu’un atome dans notre propre vie, qui elle-même n’est qu’un atome.

D’autres ont dit ou pourront dire encore ce qu’a été cet homme rare, dont la vie a prouvé si éloquemment cette vérité consolante, que l’on peut avoir de l’âme sans manquer d’esprit. Il appartient à ceux qui l’ont intimement connu de peindre avec fidélité cette nature fine et noble, fière et timide, affectueuse et concentrée, qui unissait l’énergie à la tendresse, et n’avait qu’une seule passion exagérée, la passion de la perfection et de la grandeur. Une tâche moins riante, mais non moins utile, nous est réservée : c’est d’étudier la doctrine politique de M. de Tocqueville, de recueillir ses principales pensées, d’en montrer le lien, et, s’il est possible, d’en fixer la valeur. C’est ce que nous ferons en nous servant des élémens nouveaux réunis par M. de Beaumont, non sans recourir aux livres depuis longtemps connus.


I

Lorsque M. de Tocqueville aborda la science politique, un très grand nombre d’écoles ou plutôt de partis contraires et hostiles se partageaient l’empire des esprits. Le jeune publiciste se fit remarquer tout d’abord par son désintéressement et sa neutralité entre toutes ces écoles opposées. Nulle part il n’engage de polémique contre aucune d’entre elles, et il semble presque les ignorer toutes. C’était l’homme qui oubliait le plus les pensées des autres pour se concentrer dans les siennes. « Il faut rester soi, » disait-il. Cette méthode est sans doute très favorable à l’originalité. On pourrait croire seulement qu’elle est funeste à la largeur des vues, et doit conduire à une doctrine étroite. C’est là un écueil que M. de Tocqueville a su éviter. Peu d’esprits ont su concilier avec une semblable impartialité les idées les plus diverses et en apparence même les plus opposées.

La méthode qu’il appliqua est la méthode d’observation. M. de Tocqueville n’appartient pas à la classe des publicistes logiciens, tels que Hobbes, Spinoza ou Rousseau, mais à celle des publicistes observateurs, Aristote, Machiavel, Bodin et Montesquieu. Il y a deux manières d’observer en politique, — l’observation directe des choses présentes et l’étude du passé, c’est-à-dire l’histoire. Presque tous