Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/123

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Quand M. de Tocqueville parle de l’égalité des conditions, il en parle comme d’un fait accompli, définitif, arrêté, dont il faut chercher les conséquences, mais qui en lui-même n’est plus un problème, et laisse l’imagination humaine en repos. Sans doute il reconnaîtrait facilement que cette égalité n’est pas immobile, qu’elle est au contraire en progrès, et c’est ce progrès continu et insensible, ce nivellement lent des classes sociales, cette diffusion du bien-être et des lumières, c’est cet ensemble de faits qu’il appelle d’un seul mot l’égalité des conditions. Cependant il ne paraît pas croire que l’on puisse accuser un tel état social d’être fondé sur le privilège et l’inégalité. Il aperçoit bien quelques écoles utopiques qui rêvent l’égalité des biens ; mais il ne voit là que le rêve de quelques individus, et non un fait social de quelque importance. En un mot, M. de Tocqueville, qui a prévu beaucoup de choses avec une sagacité vraiment surprenante, n’a pas prévu le socialisme, au moins dans ses écrits, car il a été un des premiers à s’en émouvoir comme homme politique. À la vérité, M. de Tocqueville, ayant été plus qu’aucun autre frappé des excès et des périls de la centralisation, a bien entrevu cette sorte de communisme où pourrait conduire l’abus de l’intervention de l’état en toutes choses, et c’est là une des formes du socialisme : mais ce n’est pas la plus redoutable, quelque grave qu’elle soit. Avec du temps, des lumières, de l’expérience, on peut réussir à combattre, peut-être même à guérir ce grand mal et cette déplorable tendance. Il y a dans les démocraties un goût si vif d’indépendance individuelle, qu’on peut toujours persuader à l’individu que ce ne serait pas le souverain bien pour lui d’être nourri par l’état et réduit à la condition de pensionnaire de l’administration ; sous ce rapport, le peuple serait peut-être plus facile encore à persuader que les classes éclairées, n’ayant pas été gâté, comme celles-ci, par la douceur des fonctions publiques. Il est si habitué à gagner son pain à la sueur de son front, que son bon sens comprendra sans peine, malgré le cri de ses passions, que chacun doit se suffire, et que la fortune publique n’est faite que pour le bien public, et non pour les besoins et les appétits des particuliers. Ce qui est bien autrement redoutable, c’est le mal que voici. — Supposez une société démocratique née d’une révolution qui a aboli tous les privilèges de l’aristocratie, supposez que dans cette société il y ait encore, comme dans toutes les sociétés du monde, des heureux et des misérables, des riches et des pauvres : croit-on qu’il serait difficile de persuader à ceux-ci que la pauvreté des uns et la richesse des autres sont le résultat de certains privilèges des classes supérieures, et viennent de l’oppression des pauvres par les riches ? Au lieu de rapporter ces faits à leurs vraies causes, qui peuvent sans doute être combattues et jusqu’à un certain point vaincues, mais très lentement, très difficilement, grâce aux