Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/129

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remarquable, Tocqueville, qui avait un esprit si philosophique, si porté à rechercher le comment et le pourquoi des choses historiques et politiques, n’avait aucun goût pour la philosophie elle-même. Son esprit n’était nullement tourné de ce côté. Cependant la philosophie le touchait par deux endroits : d’abord comme un grand et noble exercice de l’esprit, et en second lieu par son influence sur les institutions politiques. Ces deux vues lui inspiraient pour la métaphysique, qu’il n’aimait pas, une sorte d’estime respectueuse. Il en parle avec un sens très juste et très fin dans cette belle lettre à M, de Corcelles : « Comme vous, mon cher ami, je n’ai jamais eu beaucoup de goût pour la métaphysique, peut-être parce que je ne m’y suis jamais livré sérieusement, et parce qu’il m’a toujours paru que le bon sens amenait aussi bien qu’elle au but qu’elle se propose ; mais néanmoins je ne puis m’empêcher de reconnaître qu’elle a eu un attrait singulier pour plusieurs des plus grands et même des plus religieux génies qui aient paru dans le monde, en dépit de ce que dit Voltaire, que la métaphysique est un roman sur l’âme. Les siècles où on l’a le plus cultivée sont en général ceux où les hommes ont été le plus attirés hors et au-dessus d’eux-mêmes. Enfin, quelque peu métaphysicien que je sois, j’ai toujours été frappé de l’influence que les opinions métaphysiques avaient sur les choses qui en paraissaient le plus éloignées et sur la condition même des sociétés. Il n’y a pas, je crois, d’homme d’état qui dût voir avec indifférence que la métaphysique dominante dans le monde savant prît son point de départ dans la sensation ou en dehors de celle-là, car les idées abstraites qui se rapportent à l’homme finissent toujours par s’infiltrer, je ne sais comment, jusque dans les mœurs de la foule. »

Quelque peu métaphysicien qu’il fût, il avait bien pénétré le sens de certaines doctrines, et en particulier du panthéisme, et il expliquait parfaitement le secret de son empire dans le siècle où nous vivons. Un des premiers, il a montré le lien étroit qui unit le panthéisme et l’esprit de démocratie exagéré. « On ne peut nier, disait-il dans la deuxième partie de la Démocratie en Amérique, publiée en 1840, que le panthéisme n’ait fait de grands progrès de nos jours. » A peu près vers le même temps, un philosophe de profession, Théodore Jouffroy, disait au contraire que le panthéisme avait peu de chances de succès dans les nations occidentales. Ici le publiciste voyait plus clair que le philosophe. Il était contre le panthéisme politiquement. « Le grand péril des âges démocratiques, soyez-en sûr, écrit Tocqueville, c’est la destruction ou l’affaiblissement excessif des parties du corps social en présence du tout. Tout ce qui relève de nos jours l’idée de l’individu est sain ; tout ce qui donne une existence à part à l’espèce et grandit la notion du genre est dangereux.