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aux lumières de cultiver la vertu pour elle-même, et d’obéir au devoir, parce qu’il est le devoir ? Ce serait une triste chute pour l’humanité, et sans compensation, si, en passant des siècles aristocratiques aux siècles démocratiques, il fallait renoncer à voir dans la vertu autre chose qu’un égoïsme éclairé.

Il n’entre pas dans mon sujet d’examiner quelles étaient les pensées intimes de Tocqueville sur la religion. Si nous en croyons un juge éclairé en matière si délicate, « sa foi tenait peut-être de la raison plus que du cœur. Il n’avait pas atteint cette sphère où la religion ne nous laisse plus rien qui ne prenne sa forme et son ardeur. Ce fut la mort qui lui fit le don de l’amour. » On peut accepter ce jugement du père Lacordaire. Dans sa jeunesse, Tocqueville avait douté ; mais il s’était arrêté dans le doute, et son esprit, curieux surtout des choses politiques, semble avoir mis en réserve les vérités révélées pour s’exercer en toute liberté sur le reste. C’était donc principalement dans ses rapports avec la politique qu’il considérait la religion : non qu’il fût de ces publicistes, comme Machiavel et Hobbes, pour qui la religion n’est qu’un instrument de gouvernement. Au contraire il y voyait un instrument et une garantie de liberté, le contre-poids le plus salutaire et le plus nécessaire aux maux et aux périls de la démocratie. C’était là une de ses pensées les plus persistantes et les plus invétérées. Il lui semblait que plus l’homme s’accorde de liberté sur la terre, plus il doit s’enchaîner du côté du ciel, qu’il est incapable de supporter à la fois une complète indépendance religieuse et une entière liberté politique, enfin « que s’il n’a pas de foi, il faut qu’il serve, et s’il est libre, qu’il croie. »

Quelque pénétré qu’il fût de la nécessité de cette alliance entre la liberté et la religion, il ne se faisait aucune illusion sur les difficultés qu’elle rencontrait de notre temps. Il voyait bien qu’en fait la religion est souvent d’un côté, et la liberté d’un autre. C’était une de ses grandes tristesses, et plus d’une fois, dans sa correspondance avec M. de Corcelles, il se plaint de cette étrange contradiction. C’est aussi sous l’empire de cette inquiète préoccupation qu’il adressait à M. Albert de Broglie la question suivante, qui, de la part d’un écrivain un peu suspect de libre pensée, ne laisserait pas de passer pour indiscrète : « Pourquoi la religion chrétienne, qui, sous tant de rapports, a amélioré l’individu et perfectionné l’espèce humaine, a-t-elle exercé, surtout à sa naissance, si peu d’influence sur la marche de la société ? Pourquoi, à mesure que les hommes devenaient individuellement plus humains, plus justes, plus tempérans, plus chastes, paraissaient-ils devenir chaque jour plus étrangers à toutes les vertus publiques ? De telle sorte que la grande société nationale semble plus corrompue, plus lâche, plus infirme dans le