Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/132

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même temps où la petite société de la famille est mieux réglée ! Vous touchez à ce sujet en plus d’un endroit, jamais à fond, ce me-semble. Il mériterait, suivant moi, d’être traité à part, car enfin nous ne prenons ni l’un ni l’autre au pied de la lettre, et comme règle de morale publique, de rendre à César ce que nous lui devons, sans examiner quel est César, et quel est le droit et la limite de sa créance sur nous. Ce contraste, qui frappe dès les premiers temps du christianisme, entre les vertus chrétiennes et ce que j’ai appelé les vertus publiques s’est souvent reproduit depuis. Il n’y en a pas dans ce monde qui me paraisse plus difficile à expliquer, Dieu, et après lui la religion qu’il nous a donnée, devant être comme le centre auquel les vertus de toute espèce doivent aboutir, ou plutôt d’où elles sortent aussi naturellement les unes que les autres, suivant les occasions et les différentes conditions des hommes. Cette grande question me semble digne de votre esprit, et celui-ci capable de la saisir et d’y pénétrer. » C’est là un grand problème, trop grave peut-être, traité ici en quelques mots, mais qui montre avec quelle pénétration hardie Tocqueville abordait les questions les plus délicates ; peut-être la demi-liberté qu’il s’accordait sur ces matières ne lui permettait-elle pas de le sonder dans toute sa profondeur.

Quoi qu’il en soit, il nous semble que M. de Tocqueville pose la question en termes bien absolus, lorsqu’il n’admet aucun milieu entre la foi avec la liberté et l’incrédulité avec la servitude. Une société peut exister sans être toute croyante, ni toute incrédule. Il peut se faire entre la raison et la foi une lutte généreuse à l’avantage de l’un et de l’autre. On se dispute les âmes, non plus par la menace du bûcher, mais par la discussion, par la persuasion. On se fait des conquêtes réciproques. Lorsque cela arrive, on crie de part et d’autre à l’apostasie, à la défection ; mais la plupart du temps ces sortes de conversions naissent des vrais besoins de l’âme, partagée entre le doute et la foi. Or cette situation, que l’on peut déplorer au point de vue du salut des âmes, n’a rien qui rende impossible la liberté civile et politique. Si Tocqueville a exagéré une pensée qui lui était chère, il faut reconnaître en même temps qu’il avait le sentiment le plus juste, lorsqu’il demandait à la religion et à l’église de s’unir à la liberté au lieu de la combattre, et à la liberté de respecter la religion et l’église au nom de ses principes mêmes ; mais il est plus facile de réconcilier les idées que les intérêts et les passions.

Si nous essayons de résumer cette analyse de l’œuvre accomplie par M. de Tocqueville comme publiciste et comme philosophe, nous reconnaissons qu’il a rendu à la politique un incontestable service en lui restituant son caractère de science, qu’elle avait perdu presque