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Alexandre. Dès lors la vie de Velasquez peut se raconter d’un seul mot, car ce fut celle des courtisans. Pendant trente-sept années il fut l’ami du roi ; il travailla pour lui, sous sa direction, sous ses yeux, sous sa clé. D’abord huissier de la chambre, puis maréchal-des-logis du palais, enfin chevalier de Saint-Jacques, il connut la servitude dorée, les plaisirs bruyans, les dignités pompeuses et les graves soucis de l’étiquette. La chaîne était d’autant plus étroite que Philippe IV ne pouvait se passer de lui. Les deux voyages qu’il fit en Italie, d’abord pour ses propres études, puis pour acheter des tableaux et des statues de maîtres italiens, furent abrégés par les instances les plus affectueuses et par un ordre de rappel. Du reste, qu’on ne suppose pas Velasquez triste ou digne de plainte. La vie de cour était sa joie : noble de naissance, magnifique dans ses goûts, comblé de richesses par le roi, il était beau cavalier et se mettait avec élégance ; ses diamans excitaient l’envie ; il tenait table ouverte, et les plus hauts personnages regardaient comme un honneur d’être admis chez lui. Il prenait au sérieux ses fonctions de premier maréchal-des-logis, son zèle abrégea même sa vie, car ce fut dans l’île des Faisans, en préparant la maison où devaient se rencontrer Philippe IV et Louis XIV, qu’il contracta, par excès de fatigue, le mal dont il mourut.

Qui peut dire ce qu’auraient produit les éminentes facultés dont Velasquez était doué s’il fût resté libre, si la retraite lui eût permis de consacrer au travail le temps qu’il perdait en occupations frivoles ? Je sais que le bonheur donne des ailes à l’âme d’un artiste et que l’éclat a des enivremens féconds ; mais il faut que cet éclat s’appelle la gloire et que ce bonheur ne soit pas la dissipation. De même que la faveur de Louis XIV a été pour le génie de Racine plus funeste que salutaire, de même l’amitié de Philippe IV a arrêté l’essor de Velasquez, en l’enfermant dans un cercle où il lui était trop facile de tourner toujours. Les portraits de la famille royale, répétés dans toutes les dimensions et sous toutes les formes, étaient un sujet qui ne pouvait exciter longtemps l’enthousiasme d’un artiste, et qui parfois, cela est manifeste, n’a été traité par lui ni sans froideur ni sans ennui. Les nains et les bouffons qu’il était de mode de faire peindre à cette époque n’étaient pas non plus une matière digne d’un talent élevé. Velasquez n’était pas né seulement pour exceller dans le portrait, mais surtout dans la peinture d’histoire. Je ne puis donc reconnaître sans un profond regret à quel métier le roi l’a rabaissé, puisqu’il ne lui a commandé, pendant les trente-sept années de loisir qu’il lui créait, qu’une seule grande page, la Reddition de Bréda. Quelques vues des châteaux royaux, l’intérieur d’une manufacture de tapis, une Vierge pour décorer un oratoire, sont une faible compensation pour tant de chefs-d’œuvre étouffés dans leur