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Raphaël, Jordaëns pour Rubens ; mais personne n’a pu suivre les traces de Velasquez. Dans aucun musée, on ne rencontrera de tableau avec cette étiquette : école de Velasquez. S’il y a plusieurs répétitions du même personnage, elles offrent toutes des variantes, elles sont toutes de lui. Or l’originalité est la première condition du génie ; il est vrai qu’elle n’est pas la seule.

Il manque, par exemple, à Velasquez un sentiment plus élevé de la forme, la passion du beau et l’art de le dégager des imperfections du modèle. C’est dire qu’il n’a pas cette science du dessin qui constitue le grand style. Il a un style à lui, qui est le plus original du monde, mais qui n’est pas le grand style : je n’y reconnais pas ce trait surhumain qui purifie les œuvres de Raphaël. La ligne est pour Velasquez la résultante des impressions colorées. Il ne fait point d’abstraction, comme le sculpteur qui dépouille le corps de ses apparences lumineuses pour en mieux saisir les lignes. Ce qu’il rend au contraire, c’est le contour indécis, flottant, chatoyant, tel que le font paraître les couleurs, le jeu des tons, les alternatives d’ombre et de lumière, le caprice des muscles, le hasard des poses et l’abandon familier de la vie. À force d’être vrai, son dessin ne l’est plus ; à force de copier la nature, il s’en éloigne, parce que l’art, ne disposant pas de moyens capables de l’égaler, doit l’interpréter et la corriger au besoin, pour lui opposer une convention plus belle. Velasquez est conduit à dessiner des mains goutteuses, comme dans quelques portraits, ou pointues, comme dans les Fileuses, parce que la lumière, en se jouant, exagère ou diminue les contours. Il est conduit à faire des genoux sans rotules ou des pieds sans doigts, comme dans les Forges de Vulcain, parce que l’ombre portée efface des détails que la science du peintre doit rétablir. C’est là recueil des réalistes, c’est là qu’éclate leur infériorité. De même que dans une littérature nous plaçons les poètes plus haut que les prosateurs, de même, dans la peinture, le grand style passe avant l’imitation la plus exacte de la nature.

La ligne pure est en effet une création aussi bien que la poésie. Dans la réalité, elle n’existe pas : les corps ne sont pas circonscrits comme une figure de géométrie, ils tournent, et la lumière tourne avec eux. La ligne écrit plus qu’elle ne modèle ; c’est une limite précise, une séparation des corps avec l’air ambiant. Les grands dessinateurs ont voulu rendre cette limite qu’ils traçaient aussi noble que possible ; ils se sont dit qu’elle charmerait les yeux par les beautés les plus persuasives ; ils en ont fait l’enveloppe de grâces célestes et d’ineffables attitudes. Or ces formes sont convenues, voulues, rhythmées : ce sont les vers. Les réalistes, au contraire, sont des prosateurs ; mais la prose compte des Bossuet pour peindre Turenne ou Condé,