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pas encore calculé quels désordres s’opèrent dans le goût public et dans l’intelligence générale d’une société, lorsqu’il n’existe plus aucune proportion entre la valeur intrinsèque et la valeur commerciale des objets d’art. La mode et le caprice remplacent d’abord la raison et la justice, puis l’arbitraire remplace la mode, et bientôt le faux goût remplace à son tour l’arbitraire. L’intelligence descend ainsi, de degré en degré, toutes les marches qui conduisent à ces limbes de l’ignorance, où s’efface tout sentiment du beau et de l’art, et où les œuvres les plus grandes comme les œuvres les plus médiocres apparaissent sous un même jour blafard et uniforme. On commence, comme cela se fait aujourd’hui, par payer un Hobbema du prix dont on devrait payer un Ruysdaël, puis on arrive à payer un Pater du prix dont on ne paierait pas toujours un Chardin ou un Watteau, et progressivement, en continuant toujours ainsi, on finit par donner à toutes les œuvres d’art indifféremment la même valeur matérielle banale. On les achetait d’abord comme objets de caprice et de fantaisie, on les achètera bientôt comme objets de luxe, et enfin comme objets d’ameublement.

Ainsi les libéralités de nos modernes amateurs prouvent moins en faveur du goût contemporain qu’on ne veut le croire. Ce n’est pas aimer les arts d’un amour vraiment éclairé que de payer un tableau hollandais quelconque du même prix qu’un Ruysdaël, et un Pater du même prix qu’un Chardin ou un Watteau. Et ces derniers mêmes, qui méritent à bon droit le titre de maîtres, sont trop souvent cotés au-dessus de leur valeur réelle et de leur importance véritable dans le royaume de l’art. Nous estimons à un trop haut prix non-seulement les productions des peintres médiocres, mais encore les chefs-d’œuvre des maîtres secondaires. Nous semblons croire que les belles choses, à quelque ordre qu’elles appartiennent, n’ont pas de prix. C’est une erreur. Il existe à la vérité des œuvres inappréciables, qu’on ne saurait coter ; mais combien elles sont rares ! Celles-là, on les paie d’un prix quelconque, faute de savoir exactement de quel prix on doit les payer, car leur valeur dépasserait l’estimation des experts et des connaisseurs les plus habiles. Un Raphaël, un Léonard de Vinci, un Corrège n’ont aucun prix : vous pouvez les payer indifféremment 100,000 francs ou 1 million, la plus forte de ces deux sommes ne représentera pas beaucoup mieux leur valeur réelle que la plus faible ; mais quand on sort de ces régions exceptionnelles de l’art pour entrer dans les régions moyennes, les choses changent d’aspect, car les belles œuvres y ont une valeur certaine qu’on peut fixer exactement. Si on ne peut jamais payer dignement un Léonard ou un Raphaël, on peut payer exactement un Chardin ou un Watteau. Leur valeur pourrait être cotée avec la dernière précision à la bourse