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la matière animée. Mieux que Raphaël, mieux que Michel-Ange peut-être, il représente le génie de la renaissance, le retour ardent à la nature à travers les somptuosités d’une civilisation raffinée, et il sait exprimer ce génie par des figures mystérieuses où les naïves passions de la vie et de la nature s’unissent aux raffinemens et à la science des âmes civilisées. De là l’incomparable attrait de ces peintures, et cet air de mystère qui a frappé tous les contemplateurs ; elles représentent des âmes savantes qui ont bu aux sources naturelles, et qui ont, grâce à leur science, surpris, comme Actéon, la nudité de la déesse. Leurs figures ont quelque chose d’énigmatique qui séduit et repousse en même temps ; elles inquiètent par un secret qu’elles ne disent pas, et nous ne les abordons pas avec la confiance et la franchise que nous inspirent les figures de Michel-Ange, ou avec l’abandon qui nous pénètre devant les figures de Raphaël. Ce secret, c’est tout simplement qu’elles n’ont pas de candeur et d’innocence ; elles ont appris toutes les vertus de la nature retrouvée et elles en connaissent le prix, mais elles n’ont rien oublié des passions de la vie civilisée. Les peintures de Léonard révèlent un psychologue d’une pénétration et d’une sagacité inouïes, un connaisseur profond des passions de l’âme ; mais M. Clément a raison de dire qu’il n’est pas entré bien avant dans le monde moral. C’est un génie terrestre et qui n’a jamais dépassé les horizons de la terre. L’univers sensible et visible suffit à sa curiosité, qui est si grande qu’elle suspend chez lui toutes les autres facultés et fait taire toutes les autres voix de l’âme. Il ne possède à aucun degré le sens du divin et du surnaturel ; ses sujets religieux sont des cadres et des prétextes qui lui servent à exprimer les beautés naturelles et le jeu des passions sur les visages humains. Avec lui, nous sommes bien loin de ce monde surhumain où le sentiment chrétien de Michel-Ange transporte l’imagination, bien loin aussi de cette légèreté d’âme, de cette innocence, de cette fleur de piété naïve, qui caractérisent les œuvres de Raphaël lorsqu’il se souvient qu’il est chrétien et qu’il se rappelle les leçons de l’école d’Ombrie et le sentiment des maîtres primitifs. Léonard mérite donc l’épithète de naturaliste que lui a donnée M. Clément, et nous devons espérer que désormais après lui il ne sera plus permis de prononcer sans les expliquer les mots d’idéal et d’idéalisme.

M. Clément a fait précéder ces trois monographies d’une introduction où il retrace l’histoire des vicissitudes et des aventures de l’art entre la chute de l’empire romain et la grande renaissance du XVe siècle. C’est un chapitre très complet, où l’auteur compte et étudie un à un tous les élémens qui sont entrés dans la composition de l’art moderne, qui devaient former pour ainsi dire la matière morale