Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/260

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présenté à Mme de Libanof, comme tu rappelles ; j’ai dansé avec sa fille, et cela m’a valu l’honneur d’une invitation. (Regardant autour de lui.) La résidence est belle !

GORSKI.

Je le crois bien ! la première maison de la province ! Il fait bon vivre ici… C’est un agréable mélange que cette existence campagnarde à la russe et cette vie de château à la française… Tu en jugeras. La maîtresse de la maison est veuve et riche. Sa fille…

MOUKHINE, l’interrompant.

Sa fille est charmante ?…

GORSKI.

Ah !… (Après un court silence.) Ouï.

MOUKHINE.

Comment se nomme-t-elle ?

GORSKI.

Vera Nicolaevna… Sa dot est magnifique.

MOUKHINE.

Bah ! cela m’est égal. Je ne suis pas un épouseur.

GORSKI.

Tu n’es pas un épouseur, mais tu as la mine d’un prétendu.

MOUKHINE.

Serais-tu jaloux par hasard ?

GORSKI.

Encore ! Causons donc en attendant que ces dames descendent pour déjeuner.

MOUKHINE.

Dis-moi d’abord quelle sorte de maison est celle-ci,… quelles gens l’habitent…

GORSKI.

Ma défunte mère a détesté Mme Libanof pendant vingt ans au moins… Il y a donc longtemps que nous nous connaissons. Mme de Libanof, née Solotopine (tel est le nom inscrit sur ses cartes de visite), est une brave femme qui jouit de la vie et en laisse jouir les autres. Le général Monplaisir s’arrête chez elle en passant. Si son mari n’était pas mort jeune, elle eût fait son chemin. Elle est un peu sentimentale, un peu enfant gâté ; elle accueille son monde sans trop de réserve, sans trop de prévenance… Il faut lui savoir gré de ne pas parler du nez et de ne pas faire trop de médisances. Elle tient sa maison en bon ordre, et régit elle-même ses biens. C’est une tête politique. Une de ses parentes, Mme Morozof, Varvara Ivanovna, vit auprès d’elle. C’est une femme assez bien élevée, veuve aussi, mais pauvre. Elle est méchante, et elle déteste sa bienfaitrice ; mais cela importe peu. Il y a encore une gouvernante française qui fait partie de l’établissement, sert le thé, soupire après Paris, aime le petit mot pour rire, et roule mélancoliquement ses petits yeux… à l’adresse des arpenteurs et des architectes, qui lui font la cour. Comme elle ne joue pas aux cartes, et que le boston n’est agréable qu’à trois, on s’est affublé en son honneur d’un