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Bienaimé est prise d’un accès de toux sèche.) Qu’avez-vous, bonne amie ? Pourquoi toussez-vous ?

MADEMOISELLE BIENAIMÉ

Rien, rien… Je ne sais…’Cette sonate doit être bien difficile.

VERA, à demi-voix.

Comme elle m’ennuie !… (A Gorski.) Pourquoi ne dites-vous rien ?

GORSKI.

Je me demande si je suis coupable envers vous. Je le confesse, je suis coupable certainement : ma langue est mon ennemie ; mais écoutez, Vera Nicolaevna… Vous souvenez-vous de ce poème de Lermontof que je vous lisais hier ? vous souvenez-vous de ce passage où le poète décrit une folle lutte entre l’amour et la haine ?… (Vera lève doucement les yeux.) Oh ! mais je ne pourrai plus continuer, si vous me regardez ainsi…

VERA haussant les épaules.

Finissez donc…

GORSKI.

Écoutez… Je vous avoue franchement que je redoute, que j’ai peur de m’assujettir à ce charme involontaire que je ne puis cependant nier… Je m’efforce de m’y soustraire par tous les moyens, par des discours, par des moqueries, par des récits… Je bavarde comme une vieille fille…

VERA.

Et pourquoi ? Qui nous empêche de rester bons amis ?… Vos rapports ne peuvent-ils être simples et naturels ?

GORSKI.

Simples et naturels… C’est facile à dire… (Avec fermeté.) Eh bien ! oui ; je suis coupable envers vous, et j’implore votre pardon. J’ai dissimulé et je dissimule encore… Mais je puis vous assurer, Vera Nicolaevna, que, quels que soient mes rêves et mes projets en votre absence, ces intentions se dissipent comme de la fumée à la moindre de vos paroles, et je sens, — vous allez rire, — je sens que je suis sous votre charme…

VERA, cessant peu à peu de jouer.

Vous m’avez dit la même chose hier au soir…

GORSKI.

C’est qu’hier je ressentais la même chose. Je renonce décidément à ruser avec vous.

VERA.

Ah ! vous voyez bien que j’avais raison !

GORSKI.

Je m’en rapporte complètement à vous. Vous devez savoir enfin que je ne vous ai pas trompée, lorsque je vous ai dit…

VERA, l’interrompant.

Que je vous plaisais… Il ne manquait plus que cela !

GORSKI, avec dépit.

Vous êtes aujourd’hui aussi méfiante qu’un usurier de soixante-dix ans.