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VERA.

Voulez-vous que je vous joue votre mazurka favorite ?

GORSKI.

Ne me tourmentez pas, Vera… Je vous jure.

VERA, gaiement.

Eh bien ! donnez-moi la main. Je vous pardonne, (A mademoiselle Bienaimé.) Nous faisons la paix, bonne amie !

MADEMOISELLE BIENAIMÉ, avec une feinte surprise.

Ah ! est-ce que vous vous étiez querellés ?

VERA.

Oui, un peu ! (A Gorski.) Eh bien ! voulez-vous que je vous joue votre mazurka ?

GORSKI.

Non. Cette mazurka est trop mélancolique… Il s’en échappe comme une douloureuse aspiration vers les régions lointaines, et je vous assure que je me trouve bien ici. Jouez-moi quelque chose de gai, de lumineux, de vif, qui se reflète et reluise au soleil comme un poisson dans l’eau… (Vera se met à jouer une valse brillante.) Mon Dieu, que vous êtes charmante ! Vous ressemblez vous-même à un joli petit poisson dans un ruisseau limpide.

VERA, après un moment de silence.

Dites-moi, Gorski, pourquoi donc M. Stanitzine n’achève-t-il jamais ses pensées ?

GORSKI.

Probablement parce qu’il en a trop.

VERA.

Que vous êtes méchant ! Il n’est pas sot. C’est un homme excellent. Je l’aime beaucoup.

GORSKI.

C’est un homme admirable et solide !

VERA.

Oui ;… mais pourquoi a-t-il toujours l’air si gêné dans ses habits ?… Vous ne répondez pas ?… A quoi pensez-vous ?

GORSKI.

Je rêvais,… je me figurais une petite chambre, non pas dans nos pays glacés, mais quelque part au midi, dans une belle contrée lointaine.

VERA.

Vous disiez tout à l’heure que vous ne vouliez pas aller au loin…

GORSKI.

Je ne veux pas y aller seul… Nul être humain autour de nous, les mots d’une langue étrangère résonnent de temps à autre dans la rue, la fenêtre grande ouverte laisse pénétrer une brise fraîche qui vient de la mer… Les rideaux blancs s’enflent comme une voile,… la porte donne sur un jardin, et à l’entrée, sous l’ombre transparente du lierre…

VERA, avec émotion..

Ah ! mais vous êtes poète !…