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vénérables, et il faut se montrer reconnaissant envers eux pour nous avoir frayé la route ; mais on ne doit pas oublier que ces anciens furent hommes et qu’ils se sont trompés plus d’une fois : ils ont même commis d’autant plus d’erreurs qu’ils sont plus anciens, car les plus jeunes sont en réalité les plus vieux ; les générations modernes doivent surpasser en lumières celles d’autrefois, puisqu’elles héritent de tous les travaux du passé. »

Ainsi parle un moine vers 1267. En recueillant aujourd’hui cette parole si neuve alors, si hardie et si ingénieuse : les plus jeunes sont en réalité les plus vieux, ne croyez-vous pas entendre l’auteur du De Augmentis s’écrier : Antiquitas seculi juventus mundi[1], ou l’auteur des Pensées comparer le genre humain à un homme unique qui ne meurt jamais et qui apprend et avance toujours ?

Dans cette lutte commune contre Aristote, Roger Bacon a cet avantage sur les hommes de la renaissance et des temps modernes, qu’il a profondément étudié le grand philosophe dont il répudie la tyrannie, et qu’il rend pleine justice à ses travaux. « Je pardonnerais, dit-il, plus volontiers l’abus qu’on fait d’Aristote, si ceux qui l’invoquent étaient en état de le comprendre et de l’apprécier ; mais ce qui m’indigne, c’est qu’on célèbre Aristote sans l’avoir lu. » Aussi bien ce n’est pas chose facile que de connaître la philosophie d’Aristote. On n’en possède que des parties souvent mutilées. Il y a beaucoup d’ouvrages d’un prix infini qu’on ne retrouve plus. Aristote n’avait-il pas écrit, au témoignage de Pline, un millier de volumes ? Il n’en reste qu’un petit nombre. L’Organon lui-même présente des lacunes. L’original de l’Histoire des animaux avait cinquante livres ; les exemplaires latins n’en contiennent que dix-neuf. On n’a conservé que dix livres de la Métaphysique, et dans la traduction la plus répandue il manque une foule de chapitres et une infinité de lignes. Quant aux sciences qui traitent des secrets de la nature, on n’en a que de misérables fragmens.

Maintenant ces fragmens épars de l’œuvre immense d’Aristote, est-on capable de les comprendre ? On les lit, mais non pas dans l’original, qu’on ne connaît pas. On s’en rapporte aux versions latines. Or quoi de plus indigne de confiance que les traducteurs latins d’Aristote ? C’est d’abord Michel Scot, qui, ne sachant pas le grec, s’est servi d’un Juif espagnol nommé Andréas ; c’est Gérard de Crémone, qui ne sait ni le latin ni le grec et ne comprend rien à ses propres versions ; c’est Hermann l’Allemand, qui a avoué ne pas avoir osé traduire la Poétique d’Aristote, parce qu’il ne l’entendait pas ; c’est Guillaume de Morbecke, le plus ignorant de tous, bien qu’il

  1. ) De Dignitate et Augmentis, 138.