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le philosophe contracte un mariage indissoluble avec la science sacrée, monument unique par l’ordre, la proportion, la grandeur de l’ensemble, comme par la finesse, l’abondance et la précision des détails.

Certes, si jamais la science humaine a présenté l’image de l’éternel et du définitif, c’est au siècle de saint Thomas. Eh bien ! il y avait alors sous le froc de Saint-François un homme, un seul, qui n’était point dupe de ces magnifiques apparences, qui, scrutant les bases de l’édifice, en discernait, en touchait du doigt les parties fragiles et caduques. Et ce même homme, ébauchant dans sa pensée l’image prophétique d’un édifice plus vaste et plus solide, payait de sa personne et abordait vigoureusement l’exécution.

Roger Bacon élève contre la philosophie scolastique trois accusations capitales : elle est d’une crédulité aveugle pour l’autorité d’Aristote ; elle est d’une insigne ignorance, puisqu’elle ne connaît ni l’antiquité sacrée, ni l’antiquité profane, son Aristote même étant un Aristote controuvé ; enfin, et c’est là son vice radical, elle se meut dans un cercle d’abstractions, étrangère au sentiment de la réalité et à la contemplation de la nature, par suite artificielle, subtile, disputeuse, pédantesque, enfermant l’esprit humain dans l’école, loin de la nature et des œuvres de Dieu. C’est bien là le fonds de la polémique victorieuse que la renaissance et l’âge moderne ont dirigée contre la scolastique. Les Bruno, les Campanella, les Ramus, Bacon de Verulam lui-même, ne porteront pas un regard plus pénétrant sur les vices de la philosophie du moyen âge. Ils lui feront le même procès. Seulement Bacon le franciscain a perdu ce procès contre son siècle pour avoir eu raison trop tôt, tandis que Bacon le chancelier l’a gagné, non pour avoir mieux plaidé, mais pour avoir trouvé des juges meilleurs.

Rien n’égale la véhémence de Roger Bacon quand il proteste contre le joug d’Aristote. Quoi de plus arbitraire que de déclarer un certain jour que tel philosophe est infaillible ? « Il y a un demi-siècle à peine, dit Roger, Aristote était suspect d’impiété et proscrit des écoles. Le voilà aujourd’hui érigé en maître souverain ! Quel est son titre ? Il est savant, dit-on ; soit, mais il n’a pas tout su. Il a fait ce qui était possible pour son temps, mais il n’est pas parvenu au terme de la sagesse. Avicenne a commis de graves erreurs, et Averroès prête à la critique surplus d’un point. Les saints eux-mêmes ne sont pas infaillibles ; ils se sont souvent trompés, souvent rétractés, témoin saint Augustin, saint Jérôme et Origène[1]. » — « Mais, dit l’école, il faut respecter les anciens. » — « Eh ! sans doute, les anciens sont

  1. Compendium phi ! osophiœ, cap. I.