Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/472

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Après lui avoir fait accepter l’ordre de la Jarretière, elle tint à lui donner un témoignage nouveau de sa bienveillance en lui rendant visite à Haddo-House (octobre 1857). La réception fut digne de la circonstance, et cinq cents fermiers à cheval, sous la conduite du colonel Gordon, officier distingué de l’armée de Crimée, formèrent, sur les terres patrimoniales de Haddo, l’escorte de la souveraine bien-aimée. Ce fut là le dernier événement comme le dernier effort de la vie publique de lord Aberdeen. Lorsque je le revis bientôt après à Haddo-House, la maladie avait déjà frappé cette constitution vigoureuse. Cependant la pénétration de l’esprit, la tendresse des sentimens, l’attrait de la conversation, n’avaient reçu en lui aucune atteinte. La récente révolte de l’Inde était alors la question dominante. Justement indignée des excès de l’insurrection, l’opinion en Angleterre persistait à réclamer une répression excessive avec les fureurs qui lui sont propres quand la passion l’enivre. Que n’ai-je pu recueillir chaque parole, chaque pensée de l’homme d’état dont la fin semblait si prochaine ! Qui a jamais, avec une plus exquise et plus lumineuse équité, marqué ainsi la part de la justice en revendiquant celle de l’humanité ? Cependant un effort pénible, périlleux peut-être, se trahissait à chaque instant, et, d’accord avec sa famille, je ne me prêtais qu’en tremblant à nos courtes et rares entrevues. Un jour il fut question de la chasse aux loutres, longtemps son sport de prédilection. « Mes loutres sont épuisées, worn-out, dit-il en souriant, mes chiens sont épuisés, et je suis épuisé moi-même. » Ainsi se trahissait parfois la calme et sereine conscience de son état sans que son active sollicitude pour les affaires publiques en fût ralentie. Averti à Edimbourg de ce triste changement, j’avais poursuivi mon voyage à Haddo non sans de grands scrupules. Mon séjour ne me causait pas une moindre perplexité. Je craignais à la fois de le prolonger et de contrarier lord Aberdeen en l’abrégeant outre mesure. Une nouvelle bien funeste fut la cause toute naturelle de mon départ. La mort avait frappé du coup le plus soudain et le plus cruel une princesse supérieure dans toutes les fortunes. Pressé de m’associer de plus près à une affliction que lord Aberdeen partagea sincèrement, je lui fis en toute hâte des adieux que je croyais être les derniers. Je me trompais pourtant. Je devais le revoir plusieurs fois encore. Il revint lui-même à Londres, et on put croire à une amélioration sensible dans son état. On le vit reprendre, avec une portion de ses forces, quelques-unes de ses habitudes ; mais ce retour à la santé fut bientôt suivi d’une rechute, et en 1860 il devint impossible de se dissimuler les ravages croissans d’un mal incurable. — Lord Aberdeen s’éteignit à Londres, sans douleur, au sein de sa famille, vers la fin du mois de décembre 1860.