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UN NOUVEAU COMMENTAIRE DE CORNEILLE[1]

Les esprits délicats qui se nourrissent de la lecture du Ciel et de Polyeucte seraient bien étonnés, si on leur apprenait qu’ils ont lu jusqu’à présent leur poète à rebours, et que, s’ils en savent la lettre par cœur, ils en connaissent bien imparfaitement l’esprit. Un professeur de la nouvelle université française s’est chargé d’éclairer ces épaisses ténèbres, et, avec beaucoup plus de hardiesse que de goût, il a prétendu que l’histoire critique et philosophique de toutes les grandes époques de Rome se trouvait dans Corneille. L’idée, est plus bizarre qu’elle ne semble à première vue. Le défenseur de cette idée, M. Ernest Desjardins, pouvait d’autant mieux surprendre ici l’opinion distraite de la foule qu’il paraît tout d’abord ne lui présenter que les développemens d’un thème connu. On s’accorde généralement à voir dans le style de Corneille l’expression même du génie romain, et si l’on n’oublie pas que la série de ses tragédies touche en effet par les dates aux principales périodes de l’histoire romaine, on est naturellement tenté de regarder toute cette histoire comme complètement élucidée par l’auteur d’Horace, de Sertorius et d’Attila. Rien d’abord, ni dans ce qu’on sait de lui, ni dans ce qu’il dit de lui-même, ne prouve que Corneille ait jamais eu l’intention de faire de son œuvre un perpétuel enseignement historique ; rien surtout n’indique à quelle idée générale il eût voulu faire servir cet enseignement. « Corneille, nous dit-on, n’est pas contredit par les découvertes de la science moderne ; » mais quelles sont les idées de Corneille ? quelle en est surtout l’expression ? Quand la poésie traite de politique ou de morale, son langage, pour être plus majestueux et plus frappant, n’est ni plus précis ni plus pratique que dans l’ode ou l’épopée. Il est permis d’y voir et d’y trouver tout ce que l’on veut. On peut de la sorte s’expliquer que M. Desjardins fasse surtout de Corneille l’avocat des institutions impériales contre la prétendue impuissance de la république ou d’un gouvernement discuté à rien fonder de durable. La vérité, c’est que Corneille à la plus vive pénétration du génie romain, de son patriotisme jaloux et de sa constante politique extérieure. Lorsqu’il doit exprimer ces vérités générales, il le fait avec sûreté et grandeur ; mais ces variétés de politique intérieure, ces causes lentement fondées sur la succession des faits et le travail des esprits, il ne les expose le plus souvent que par un froid énoncé de détails enchâssé dans de longues tirades, où se trouvent cependant de belles pensées, mais qui sont de tous les temps et de tous les pays. La forme vague de cette rhétorique permet facilement de supposer au poète des intentions philosophiques qu’il n’a jamais eues. La grandeur de Corneille n’est pas en réalité dans ce fragile mérite d’historien, elle est dans ce mérite qui a rendu également grands d’autres écrivains, d’autres poètes : l’agencement des situations, le style, l’étude des caractères. Il importe peu que Pauline soit ou non une vraie femme de la société romaine, que l’empereur Auguste ne soit qu’un masque de théâtre : ici vivent deux personnes.

Celle des tragédies romaines de Corneille qui se présente la première, Horace, pourrait peut-être, si l’on s’y tenait, faire illusion sur l’ensemble

  1. Corneille historien, par M. E. Desjardins, 1 vol. in-8o, Didier.