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individuel qui vit et qui excite l’intérêt par la façon dont il dénoue l’incident qui le menace, et surtout par les sentimens sincères que lui inspire un juste retour sur lui-même. Veut-on voir en lui le représentant abstrait d’un système politique, aussitôt ce qu’il a de personnel disparaît, et il ne demeure plus qu’un masque théâtral de la bouche duquel s’échappe un flot de maximes officielles.

C’est cependant ce fantôme du pouvoir monarchique et de la raison d’état que M. Desjardins prend à témoin de la foi du poète tragique dans la nécessité et la légitimité de l’empire ! Attribuer à Corneille une telle pensée, c’est bien se payer de mots. Les maximes de Cinna sont des armes à double tranchant avec lesquelles il est facile de se blesser. Il est une chose certaine, c’est que l’établissement de l’empire, en introduisant peu à peu dans les habitudes latines l’idée de la majesté d’un seul, le despotisme et l’étiquette des cours asiatiques, a été la perte de Rome. Et Rome perdue, que pouvaient les provinces seules contre le christianisme donnant la main aux Barbares ? En temps de paix, le génie romain et la puissante administration de Rome suffisent à soutenir ce grand corps ; mais quand le cœur ne bat plus, étouffé par la proscription du patriciat et la tyrannie prétorienne, comment veut-on qu’il envoie aux extrémités quelques gouttes de son sang ? Tuer l’aristocratie romaine, c’était tuer Rome, et Tacite l’a fort bien compris, quoi qu’en dise M. Desjardins. Autre erreur que de croire que les nationalités conquises n’existaient plus. Rome ne prétendait que les administrer, et je ne sache pas que notre Gaule par exemple s’en soit si mal trouvée ; mais elles vivaient de leur vie propre, grâce aux libertés municipales, et la preuve, c’est que le grec et le latin n’effacèrent point les idiomes de chaque peuple. On parle de la grandeur des institutions impériales : quelles sont-elles donc ? Elles ne se trouvent ni dans Corneille, ni dans la réalité. Ce qu’il y eut de grand dans l’empire fut toujours dû à la persistance du génie républicain. Tant que les césars renfermèrent dans Rome leur tyrannie et leurs crimes, les provinces continuèrent d’être sagement administrées. Il n’y eut réellement pas d’institutions nouvelles. L’ancien ordre de choses subsista un temps hors de l’Italie par sa seule force ; mais, pour le faire durer, il eût fallu le vieil esprit romain et les traditions du sénat. Quant à l’anarchie étouffée par le système impérial, on sait ce qui en est, et une simple comparaison en fait justice : en trois siècles et demi, sur quarante-neuf empereurs, trente et un périrent de mort violente, sans compter le chaos des trente tyrans et la succession, qui ne s’arrête plus, des usurpateurs.

Il est maintenant hors de doute, et c’est un fait qui rentre dans les conditions ordinaires de l’évolution sociale, que l’empire romain a dû surtout sa chute à des raisons économiques. M. Desjardins l’attribue uniquement au christianisme. Où donc est en ce cas la valeur de ces institutions impériales si bien interprétées par l’intuition de Corneille ? Quoi ! Rome, c’est-à-dire le monde tout entier, doit sa renaissance politique à un système nécessaire d’autorité absolue, et à la même heure apparaît sur la terre celui dont la doctrine est « incompatible avec cet empire, » dont la parole va détruire cette société si récemment renouvelée ! Je ne veux pas insister sur cette contradiction ; mais il est bien certain que quelqu’un s’est trompé ici : est-ce la Providence ou M. Desjardins ?