Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/514

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En continuant de soutenir sa thèse, c’est-à-dire d’affirmer la pénétration de Corneille dans les détails réels qui spécifient les époques, M. Desjardins se trouve amené à prétendre que le poète a aussi bien compris la valeur historique du christianisme naissant que celle de la politique romaine. Pour nous, notre objection reste la même. Il nous est difficile de voir dans les vers de Polyeucte autre chose que l’expression éloquente d’un sentiment religieux assez vague, appartenant aussi bien à une sorte de renaissance néo-platonique qu’à toute espèce de dogme. Les fameuses strophes sont des maximes de la sagesse antique auxquelles s’ajoutent parfois les sombres et monacales volitions du cerveau rigide et solitaire qui entreprendra plus tard la traduction de Y Imitation ; mais il n’y a pas dans Polyeucte de véritable critique religieuse : il n’y a que le fanatisme dramatique d’un martyr. La gloire de Corneille n’en est pas le moins du monde diminuée : il n’a pas en effet prétendu faire autre chose, et d’ailleurs les impérissables beautés de cette tragédie ne sont-elles pas toutes dans ce rôle de Pauline, tout entier créé par le poète ?

En résumé, Corneille est un grand écrivain qui a donné à sa pensée des cadres historiques, mais ce n’est point un historien. Il n’en a pas moins pour cela profondément pénétré le génie des institutions romaines ; mais il est demeuré sur les sereines hauteurs de la poésie, et il n’est pas descendu réellement dans le dédale des causes et des enchaînemens de faits où peuvent seuls porter la lumière le philosophe et le critique. Il aime Rome, il en comprend les forces vives, les superficies dramatiques, si je puis m’exprimer ainsi ; mais les formules qu’il emploie sont générales, et elles ne serrent pas d’assez près le texte et la réalité pour en être le commentaire historique. On connaît le mot de Napoléon : « Si Corneille eût vécu de nos jours, j’en eusse fait mon premier ministre. » C’est un hommage éclatant sans doute, mais c’est un hommage profondément égoïste. Rien ne prouve que Corneille se fût beaucoup entendu à la conduite des affaires d’état, et il est probable que ministre il eût été ce que le cardinal de Richelieu, poète tragique, parvenait à être quelque chose d’assez médiocre. J’imagine que Napoléon, avec une intuition toute dynastique, eût spécialement créé pour Corneille ce poste de ministre-orateur auquel vont si bien les phrases générales et abstraites de Cinna. Napoléon trouvait sans doute que le tableau fait à Emilie par Cinna des motifs de la conspiration était « déclamatoire, rempli de lieux communs et de procédés de rhétorique surannée. » En revanche il admirait plus loin « les belles sentences du même Cinna sur les excès du gouvernement populaire et les avantages de la monarchie. » Pourtant Corneille est lui-même partout, et, pour conclure, disons que la fameuse discussion politique entre Auguste, Cinna et Maxime, ne prouve rien que le génie de l’écrivain. Enfin, s’il fallait nous appuyer d’une autorité que personne ne récusera, voici ce que pensait La Bruyère : « Corneille est politique, il est philosophe ; il entreprend de faire parler des héros, de les faire agir ; il peint les Romains : ils sont plus grands et plus Romains dans ses vers que dans leur histoire. »


EUGENE LATAYE.


V. DE MARS.