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de braves soldats. » Eutrope au contraire affichait la plus entière sérénité ; il nia d’abord l’événement, traitant les nouvelles de fables ridicules, puis, quand il ne fut plus possible de les nier, il affecta d’en rire : « C’était, disait-il, une émeute de bandits qui ne réclamait pas l’emploi de l’épée, mais la potence et le bourreau. — J’enverrai là un juge, ajoutait-il, et non pas un général. » Ce dernier mot avait trait à Gainas, qui, dans ses exagérations suspectes, se présentait comme le seul homme qui pût aisément étouffer la rébellion. Bien décidé à décliner de tels services, Eutrope offrait sous main à Tribigilde un arrangement que celui-ci refusait. Fier d’être à son tour sollicité par l’homme qui naguère l’avait accueilli avec tant de dédain, le Barbare prenait amplement sa revanche. A toutes les propositions que lui adressaient les émissaires du ministre, il répondait qu’il ne voulait rien. — Quel grade souhaites-tu ? lui disaient-ils. — Aucun. — Est-ce de l’argent que tu désires ? — Non. — Que te faut-il donc ? — La tête de l’eunuque.

Eutrope, ne pouvant éviter la guerre, tâcha du moins de ne point recourir à Gaïnas. Il laissa ce dernier à la tête des auxiliaires barbares en lui donnant la charge honorable de protéger la métropole et l’empereur, si Tribigilde osait passer le Bosphore ; mais il envoya son favori Léon en Asie avec les légions romaines et des levées assez considérables faites à Constantinople, les garnisons de la Thrace et de la Mésie restant d’ailleurs à leur poste. Léon se voyait donc général en chef, préposé au commandement d’une guerre importante, et sa surprise d’une telle bonne fortune égala peut-être celle des autres. Ce n’est pas que cet homme fût complètement incapable, ou qu’il manquât de qualités bienveillantes envers le soldat ; mais les satires dont il était perpétuellement l’objet avaient détruit son autorité dans l’armée, et sa grotesque figure, son énorme embonpoint, le souvenir enfin de son ancien métier de cardeur, excitaient une risée générale dès qu’il voulait parler de discipline ou punir. Ses lieutenans ne le respectaient pas davantage ; chacun obéissait, chacun ordonnait suivant son caprice, et cette armée, grossie de soldats recrutés dans les bas lieux de Constantinople, était l’une des plus mauvaises qu’eût jamais abritées l’aigle romaine.

Cependant sa présence sur la rive orientale du Bosphore rendit confiance aux provinces dévastées. Les citoyens prirent les armes et s’organisèrent. De la Phrygie, où ils ne laissaient que des ruines, les Gruthonges avaient passé dans la Pisidie ; mais ils y trouvèrent une sérieuse résistance chez les montagnards du Taurus. Ceux-ci, trompant Tribigilde, qui ne connaissait point le pays, le poussèrent dans des défilés qu’il reconnut trop tard impraticables à sa cavalerie. Il approchait alors de Selgé, ville autrefois peuplée et guerrière, réduite à n’être plus qu’un petit bourg fortifié sur une colline,