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cier se releva rouge de colère, et comme je me penchais vers lui pour lui faire mes excuses, il me frappa au visage. Malgré l’étonnement que me causa cette injustifiable agression, je lui fis observer qu’il avait tort de répondre par un acte de brutalité réfléchie à une maladresse involontaire. Il répliqua que je l’avais fait exprès, qu’il saurait bien mettre à la raison les petits bourgeois libéraux, et que si je n’étais pas content il me couperait les oreilles ; puis il me jeta sa carte au nez et sortit. J’étais fort penaud et tout à fait humilié d’avoir été souffleté devant tant de monde. Chacun m’entourait et me criait aux oreilles : « Il faut vous battre. — Nous serons vos témoins. — Vous ne pouvez garder sans vengeance un affront pareil. » Tant de clameurs m’assourdissaient, et je me sauvai, ne sachant auquel entendre.

Je rentrai chez moi fort perplexe et je passai une mauvaise nuit, ballotté entre toute sorte de projets contraires. J’étais cependant très décidé à ne point me battre. Eh ! comment me serais-je battu ? Jamais je n’avais manié une arme, car j’ai une instinctive horreur pour ces outils de destruction ; le sang versé m’effraie, je déteste la guerre, que je trouve un fléau inutile, et j’aurais volontiers écrit sur les murs de ma chambre cette inscription qu’un notaire avait fait graver dans son étude : « Une plume d’oie vaut seule plus que vingt épées ! » Je ne me sentais donc pas l’homme de la circonstance où le hasard m’avait poussé, et j’en souffrais. Vers le point du jour, j’étais à peu près résolu à déposer une plainte régulière au parquet du procureur du roi, lorsque plusieurs jeunes gens qui avaient assisté à la scène de la veille entrèrent chez moi. « Allons ! êtes-vous prêt ? me dirent-ils. — Prêt à quoi ? — Mais prêt à vous battre ; votre adversaire est prévenu, toutes les conditions sont réglées, vous vous battrez au pistolet, à vingt pas. Allons vite, dépêchons ! Pour un duel, l’exactitude est plus que de la politesse. » J’eus beau protester, on ne m’écouta point, et l’on m’entraîna. Sous prétexte qu’il ne faut jamais se battre à jeun, on me fit boire plusieurs verres d’eau-de-vie qui me troublèrent la tête. J’allai au rendez-vous fixé par mes trop officieux amis avec la persuasion que je marchais à la mort. Nous arrivâmes ; on me mit un pistolet dans la main en me disant comment je devais m’en servir. Je voulus faire bonne contenance ; mais ce n’était pas facile, car j’avais peur, je l’avoue sans honte, n’étant pas homme de guerre, mais homme d’étude et de contemplation. Je ne me rappelle plus trop ce qui se passa. Je sais seulement qu’à un signal donné je fis feu, que j’entendis un grand cri, et qu’en rouvrant les yeux, que j’avais fermés pour tirer, j’aperçus le pauvre officier étendu la face contre terre et sans vie, car ma balle lui avait brisé le crâne. J’étais désespéré, et je me mis