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à pleurer en voyant cette sanglante besogne que l’on m’avait forcé de faire. Mes amis voulaient me rapporter en triomphe ; je me débattis, je luttai contre eux, mais ce fut en vain, et ils me ramenèrent dans le café où j’avais reçu l’insulte qui venait, hélas ! d’être si cruellement expiée. On but à ma santé plus que je n’aurais voulu, j’avais le deuil dans l’âme ; mais j’étais obligé de répondre aux toasts que l’on me portait. Quel supplice ! On fit tant et si bien que ma raison, déjà fort ébranlée par les émotions du matin, m’abandonna tout à fait, et qu’on fut dans la nécessité de me reporter chez moi. C’est la seule fois de ma vie que je me sois enivré, et j’en rougis encore lorsque j’y pense.

J’étais devenu le héros du moment ; on ne parlait que de mon courage. Moi qui savais à quoi m’en tenir, je cherchais où me cacher lorsque j’entendais vanter ma bravoure. On composa sur cet événement un mauvais couplet qui faisait allusion à la longueur de mes bras :


Déployant son bras surhumain,
À vingt pas, la distance est belle.
Sur son front il posa la main
Et lui fit sauter la cervelle !


Cette ineptie courut la ville ; les gamins me la chantaient aux oreilles lorsqu’ils me voyaient passer. J’étais honteux, désolé, et je croyais que ce grand scandale allait ruiner toutes mes espérances. Ce fut le contraire qui arriva. Les hommes qui appartenaient aux fonctions civiles du département prirent parti pour moi, qui, disait-on avec plus de rhétorique que de vérité, avais enfin mis un terme au despotisme d’une soldatesque effrénée. Le régiment reçut l’ordre de changer de garnison ; la victoire fut complète du côté des bourgeois, et l’on m’en attribua toute la gloire. Des personnages importans, qui déjà commençaient contre le gouvernement des Bourbons cette opposition systématique qui devait aboutir à la révolution de 1830, s’intéressèrent vivement à mon sort : je devins momentanément une sorte de point de mire vers lequel tous les yeux se tournaient ; l’opinion générale de la ville s’était prononcée en ma faveur, et l’on crut faire un acte de bonne et conciliante politique en me nommant d’emblée professeur titulaire de la classe de cinquième au collège. C’est plus que je n’avais espéré dans mes rêves les plus ambitieux, et il se trouva que je dus à un déplorable malheur une position que dix années de travail ne m’auraient pas value.

Arrivé à une situation stable qui me permettait de vivre honorablement en me livrant à mes études les plus chères, étais-je heureux ? Oh ! non pas ! Jamais au contraire je n’avais été plus tour-