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souvent grossiers que je me dépêchais d’oublier au réveil. Une seule fois il me tourmenta encore. C’était au moment où la guerre d’Espagne venait d’être décidée à la suite du congrès de Vérone. Un matin, avant de me rendre au collège pour faire ma classe, je parcourais un journal qui racontait qu’une partie de nos troupes avait reçu l’ordre de franchir les Pyrénées ; je lisais cette nouvelle avec indifférence, lorsque tout à coup je vis l’officier surgir en moi. Ce me fut un battement de cœur affreux, car depuis bien longtemps j’avais perdu l’habitude de le voir. Il était pâle, des pleurs gonflaient ses yeux, une large plaie sanglante ouvrait son front comme au jour de sa mort. « Ah ! me dit-il d’une voix lente et profonde, pourquoi m’as-tu tué ? » À ce mot, je compris la douleur poignante et les regrets qui travaillaient cette pauvre âme en peine, et, laissant tomber ma tête dans mes mains, j’éclatai en larmes, en m’écriant : « Ah ! pardonne-moi ! » Hélas ! ce mot que je prononçais avec un si sincère repentir, je devais l’entendre souvent plus tard dans les circonstances cruelles qui ont perdu ma vie. De ce jour, une curiosité que je n’avais jamais éprouvée, moi qui avais traversé les jours de l’empire, me saisit pour le sort de notre armée ; je lisais les journaux avec avidité, j’allais aux nouvelles, j’espérais une victoire avec un emportement inexplicable, et j’étais pris de frisson à la seule idée d’une défaite. Quand arriva enfin la dépêche qui annonçait la prise du Trocadéro, je ne me tins pas de joie ; je courus par la ville, je payai à boire à tous les soldats que je rencontrai, j’eus envie d’embrasser le drapeau qui flottait sur la caserne, et le soir je mis des lampions sur mes fenêtres. « Qu’a donc Floréal ? disait-on ; quelle mouche patriotique l’a piqué ? d’où lui vient cette joie de conscrit ? » Le lendemain je fus surpris moi-même de mes extravagances de la veille ; mais j’aurais bien étonné les gens si je leur avais dit : « Il y a en moi un être qui se réjouit de cette victoire, dont pour ma part je ne me soucie guère. » C’eût été la vérité pourtant. De ce jour, l’officier et moi nous vécûmes en paix, et je repris, sans plus m’en départir, l’existence studieuse que j’avais toujours aimée.

Je me suis étendu longuement, trop longuement peut-être, sur cette aventure et sur les conséquences psychologiques qu’elle eut pour moi ; mais je ne crois pas avoir eu tort. Il était nécessaire d’expliquer les curieux phénomènes dont j’ai été le siège, afin qu’on pût bien comprendre comment j’ai été amené, sans participation morale, à commettre un crime inexplicable.

Chaque année cependant, le temps impassible retournait son sablier ; un gouvernement nouveau avait remplacé un gouvernement tombé ; j’avais revu ce drapeau tricolore, égalitaire et symbolique,