Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/565

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On s’étonnait de ces façons d’être si étrangères à ma nature et si incompatibles avec ma profession. Quelquefois des amis m’arrêtaient et me disaient : « Qu’est-ce donc, Floréal ? et que vous prend-il ? Pourquoi portez-vous ainsi votre chapeau sur le coin de la tête ? Pourquoi ces regards irrités que vous lancez aux passans ? Êtes-vous donc devenu querelleur, et le souvenir de votre fameux duel vous pousse-t-il à chercher de nouvelles disputes ? » Ces paroles fermes et raisonnables me faisaient reprendre possession de moi-même. Je ne pouvais répondre à mes amis : « Je ne suis pas coupable de ces sottes puérilités, ce n’est pas moi qui les commets, c’est le capitaine que j’ai tué jadis et qui vit en moi pour me tourmenter. » Je ne pouvais dévoiler cette simple vérité, car personne ne l’aurait crue, et l’on m’eût ri au nez. Je baissais d’un air contrit mon chapeau sur mes yeux, et je rentrais chez moi, irrité contre cet être dont j’étais doublé, et que je ne parvenais à réduire au silence qu’après des combats d’où je sortais épuisé.

J’avais compris cependant que tous les conseils qu’il me donnait étaient pernicieux, et qu’il tentait sans cesse de substituer à mon caractère doux, tolérant et pacifique jusqu’à l’excès son caractère violent, querelleur, habile à excuser le mal et porté à tous les genres de plaisir. Il me sembla qu’il n’était venu se réfugier en moi après sa mort que pour se venger du meurtre que j’avais presque innocemment commis. Je me décidai alors à lutter contre lui sans relâche jusqu’à ce que j’eusse remporté une victoire si complète qu’elle me remît dans l’absolue possession de mon être réel et primitif. Cette lutte entre deux créatures qui n’en faisaient qu’une, entre deux âmes qui se confondaient dans la même monade, entre deux tendances unies qui se contrariaient sans repos, cette lutte fut longue, acharnée, pleine de péripéties étranges qui parfois ont lassé mon courage, mais ne l’ont jamais abattu. J’en sortis victorieux, ayant forcé mon ennemi au silence et l’ayant réduit à subir le triomphe de ma raison supérieure à la sienne ; je pus enfin me ravoir tout entier, et si quelquefois encore il éleva sa voix mauvaise conseillère, ce ne fut plus que timidement, comme une dernière protestation d’un prisonnier enchaîné, et non plus avec cette tyrannie qui pendant les premiers temps m’avait tenu courbé sous sa volonté. Il ne m’avait point quitté cependant, et je ne puis dire qu’il fût mort en moi, car je le sentais toujours ; non, il dormait, incapable de prendre goût aux travaux qui faisaient ma joie, trop brutal pour jouir des belles leçons de l’antiquité et trop matérialiste pour s’élever aux contemplations philosophiques dont je nourrissais mon esprit. S’il s’agitait encore, c’était pendant mon sommeil, et alors il me promenait, sous sa forme passée, à travers des rêves