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ce cœur où elle avait régné de son vivant et où elle voulait régner après sa mort, Célestrie n’en permit pas l’accès à sa rivale.

Un médecin vint, qui me palpa le front, me fit longtemps causer sur différens sujets et me quitta en secouant la tête ; un prêtre vint aussi, qui n’écouta rien de ce que j’essayai de lui dire ; il me débita une sorte de sermon qui paraissait avoir déjà servi dans d’autres circonstances. « Ce sont vos mauvaises passions qui vous ont conduit au crime, me disait-il ; votre impiété vous a poussé vers l’amour déréglé des femmes ; Dieu maudit les unions illicites, et vous auriez dû vous rappeler qu’on lit dans l’Ecclésiaste : « La femme est plus amère que la mort, son cœur est un piège, et ses mains sont des chaînes. » Hélas ! nul ne compatit à mes douleurs ; le remords me déchire, et je suis très malheureux. C’est à peine si j’ose parler à Célestrie ; dès que je lui adresse la parole, elle fond en larmes et ne peut me répondre qu’un seul mot : « Pardonne-moi ! »

Mon interrogatoire est commencé. Je me perds dans ce dédale où nul fil ne me conduit, et cependant je puis dire en toute sincérité : « J’ai perpétré le crime ; mais je ne l’ai pas conçu ; je suis inconscient de mon forfait, comme le couteau est inconscient du meurtre qu’il sert à commettre. Que Dieu me pardonne si je prononce un blasphème, mais j’affirme sans honte que je suis innocent. »


Tel était le récit de Floréal. Ainsi qu’on a pu le deviner en le lisant, il croyait être prochainement traduit devant la cour d’assises ; mais, grâce à Dieu, la justice des hommes est trop perspicace pour commettre de pareilles erreurs. Une commission de médecins-légistes examina Floréal avec soin, et leur rapport le déclara un halluciné sujet à des colères pouvant dégénérer en folie furieuse. Ce rapport mettait toute procédure à néant. Floréal, par mesure de sûreté, fut enfermé à l’hôpital Saint-Yon, un des plus remarquables asiles que la France ait ouverts à la folie. Ce fut là que je le vis et que je le vis souvent, dans les courses fréquentes que je faisais à Rouen. Sa vue ne me surprit pas, car il s’était dépeint assez fidèlement dans son récit. C’était un grand homme d’une cinquantaine d’années, disgracieux et remarquable surtout par la forme fuyante de son front et de son menton, qui donnait à sa figure l’apparence d’une grosse tête de lièvre ; cette similitude était rendue plus frappante encore par des yeux saillans, des tempes creuses, et par l’incessant mouvement des narines, qui indiquait les tressaillemens nerveux d’une insurmontable inquiétude. Ordinairement il était silencieux et solitaire, absorbé, comme on dit en style de maison de santé, très doux du reste pendant des mois entiers, et tout à coup