Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/715

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sir à les dominer: quiconque s’obstine dans l’isolement peut-il sans inconséquence protester contre l’abandon?

Le nom et l’œuvre de M. Charles Baudelaire pourraient donner lieu à des réflexions plus sévères ou plus tristes. Ici ce n’est plus seulement un poète qui se sépare de la grande famille humaine, une personnalité inflexible substituant un système aux sentimens naturels : c’est une imagination malade, douée de cette subtilité de perceptions que surexcite la maladie, et l’exerçant aux dépens de tout ce qui, dans l’ordre poétique, mérite de nous émouvoir et de nous charmer. M. Baudelaire est assurément un des plus curieux produits d’une littérature dont le faisceau se brise, un frappant exemple de l’excès où peut tomber le sens individuel, lorsque, n’ayant plus ni lien, ni frein, ni loi, il combine un remarquable talent d’artiste avec des rêves d’halluciné. Rien de plus facile que d’attaquer l’auteur des Fleurs du Mal par de vulgaires sarcasmes ou des formules d’indignation vertueuse. M. Baudelaire, selon nous, mérite mieux et plus que cela : il y aurait peut-être à lui appliquer une étude psychologique, ou même physiologique, qui ne serait pas inutile à l’ensemble de notre histoire littéraire. Voilà une nature fine, nerveuse, prédestinée à la poésie : viennent des souffles vivifians, une lumière bienfaisante, une forte culture; la moisson pourra germer et mûrir. Par malheur, ce cerveau souffre d’une disposition particulière qui altère et envenime, à mesure qu’ils s’y réfléchissent, les sentimens et les images ; cette coupe artistement ciselée a cela de bizarre, que la liqueur fermente et s’aigrit en touchant au fond. Pour tout dire, la poésie tourne dans cette imagination poétique, comme ces vins excellens, mais qui ne peuvent supporter certaines conditions de localité ou d’atmosphère. Dans un temps propice au libre développement d’une organisation de poète, au million d’illustres exemples dont l’autorité ne pourrait être méconnue, dans une littérature qui croirait à quelque chose, qui s’inspirerait d’une pensée, qui aurait une conscience et une âme, peut-être le sentiment général finirait-il par prévaloir sur ce sens individuel; peut-être la poésie vraie triompherait-elle de cette disposition maladive, comme ces régimes salubres qui détruisent un germe vicieux dans un organe attaqué ou menacé. Par malheur ici, grâce à cet esprit de morcellement que nous avons constaté, il s’est produit un phénomène contraire. C’est le sens personnel qui a absorbé le sentiment général; c’est le germe maladif qui est devenu l’organe tout entier. C’est ainsi que peut s’expliquer la poésie de M. Baudelaire. Nous le croyons sincère dans son excentricité, et nous reculons devant le lieu-commun qui consisterait à le traiter d’impie et d’immoral. Ces gros mots perdraient de leur valeur vis-à-vis d’un homme