Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/719

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plus que tourner tristement sur elle-même, arriver à une déperdition fatale de ces forces dont elle est si fière, jusqu’au moment où le mauvais emploi de sa puissance produirait sa ruine comme l’abus de la liberté produit la servitude. Elle a des facultés que nous ne prétendons pas contester, une sève surabondante, une activité sans cesse renouvelée, une force d’expansion qui redouble dans la société moderne le sentiment de la vie; mais elle ne peut pas plus se passer de l’idéal que les autres puissances qui l’ont précédée. Que dis-je? il lui est plus nécessaire encore; elle a d’autant plus besoin d’y ramener ses regards que ses mains sont plus obstinément attirées vers la réalité.

Maintenant quel sera cet idéal? Doit-elle y comprendre toutes les poétiques chimères où se complaisent les siècles jeunes aux périodes de crédulité naïve ou d’enthousiasme facile? Y admettra-t-elle cette poésie de convention à laquelle sacrifient trop souvent les sociétés polies? Ne profitera-t-elle pas de ses observations et de son expérience pour élaguer tout ce qu’y mêlaient autrefois, sous un jour plus favorable à ces erreurs d’optique, des imaginations trop riches pour compter ou trop pauvres pour choisir? Que la démocratie se dégage, autant qu’elle le voudra, de toute inspiration factice, des fausses magnificences, des puériles coquetteries de l’art mondain; qu’elle ne conserve que ce qui est vivace et immortel, ce qui a sa racine dans les profondeurs intimes de notre être, ce qui se confond avec les plus hautes et les plus pures aspirations de l’âme. Qu’elle en use, non pas pour se guinder, mais pour s’assainir, non pas pour falsifier ses instincts, mais pour les épurer, non pas pour monter sur des échasses, mais pour gravir des cimes. Qu’elle brise les fleurs artificielles en épargnant les fleurs naturelles. Chose remarquable, qui dit poésie populaire éveille aussitôt l’idée de la poésie même, dans son acception primitive et vraie, souriant au berceau des peuples, leur montrant du doigt le monde invisible comme une mère qui fait réciter à son enfant sa première prière. À ces hommes courbés sur le sillon, elle parle de Dieu; à ces intelligences serrées dans les liens étroits d’une civilisation à peine ébauchée, elle ouvre des espaces infinis, elle prodigue de mystérieux trésors; elle jette le merveilleux comme un voile d’or sur les réalités grossières. Aujourd’hui la démocratie, qui n’est après tout que le peuple émancipé, organisé, fait homme, devenu son maître et le nôtre, aurait, si l’on n’y prenait garde, une poésie toute contraire, une poésie qui exprimerait la corruption des civilisations extrêmes, comme l’autre exprimait l’ingénuité des sociétés naissantes. L’art démocratique, — en ôtant à cette épithète son sens politique, — serait ainsi l’opposé de la poésie populaire. C’est que dans l’intervalle le temps a mar-