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sympathie. Vous figurez-vous la plupart de nos vaudevilles et de nos mélodrames joués entre quatre murailles nues, sans le concours du machiniste et du décorateur, sans les splendeurs et les habiletés de la mise en scène? A l’instant leur faible intérêt s’évanouirait, et leur indigence réelle frapperait tous les esprits.

Je ne sais quel comédien se récriait naguère encore à l’idée des tragédies de Corneille et de Racine jouées dans une grange; il se voilait la face à la pensée d’un tel spectacle, qui lui paraissait la profanation des œuvres du génie. Il y a beaucoup d’emphase et d’affectation ridicule, à mon avis, dans un tel sentiment, et ce prétendu respect du génie me semble un faux respect. Peut-être au contraire serait-ce le meilleur moyen d’éprouver la valeur des œuvres dramatiques que de les faire jouer dans une grange, sous la lueur blafarde de deux lanternes d’écurie, devant des spectateurs assis sur de grossiers bancs de bois. De telles représentations seraient une pierre de touche excellente pour distinguer l’or du faux métal. Soumises à de telles conditions, les œuvres dramatiques seraient obligées d’intéresser par elles-mêmes, et l’on pourrait en toute assurance déclarer bonnes et même excellentes celles qui résisteraient à cette épreuve. L’art dramatique serait ainsi distinct du théâtre, et la fâcheuse confusion qui s’est faite dans nos esprits entre ces deux mots se dissiperait bientôt. Appartiendraient donc à l’art dramatique les pièces qui pourraient être jouées dans une grange, devant une rampe éclairée par deux lumignons fumeux; appartiendraient au théâtre les pièces qui ne pourraient se passer des clartés du lustre et du mobilier de la scène. Cette épreuve serait pour le critique un véritable bienfait, car elle dissiperait tous ces artifices, toutes ces illusions, qui troublent son jugement et risquent souvent de l’égarer. Il pourrait se prononcer hardiment, sans craindre de se tromper; il n’aurait plus besoin de résister à ses propres hallucinations et à ces mille sollicitations perfides et menteuses par lesquelles le théâtre l’enlace et le corrompt, car, hélas! le critique au théâtre est toujours un peu comme un homme dont le jugement et la conscience sont dominés par les faux miracles d’un magicien. Bien souvent, si on lui demandait son opinion, il pourrait répondre en toute sincérité qu’il ne sait pas bien au juste si la pièce qu’on a représentée devant lui est bonne ou mauvaise, car il n’a pas eu la force d’esprit nécessaire pour séparer en lui le spectateur et le juge. Comment se reconnaître et garder son sang-froid au milieu de toutes ces diableries du théâtre? Il déclare qu’il s’est amusé, mais cela prouve-t-il que la pièce soit bonne? Il assure que tel mot est charmant, mais il verrait comme ce mot lui semblerait vulgaire, si l’actrice qui le prononce avait de moins beaux yeux! Le critique perd la moitié de sa liberté d’esprit dès qu’il entre au théâtre, il devient un simple spectateur comme le premier venu, car de même que les narcotiques, l’opium ou le tabac, produisent sur tous les hommes, quels qu’ils soient, le même effet, le spectacle a la propriété de s’emparer également de tous les esprits, à quelque ordre qu’ils appartiennent. Le meilleur moyen pour le critique de juger sainement des œuvres dramatiques serait peut-être de ne jamais aller au théâtre et de se contenter de lire froidement, dans une chambre vide d’illusions, les pièces nouvelles ; mais, s’il n’a pas le cou-