Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/80

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La lune se trouvant voilée en ce moment par un léger nuage, l’homme et sa monture ne formaient qu’une espèce de groupe vague, une tache noire sur la blancheur du chemin. Bernard cependant, par un mouvement instinctif, avait déjà la main sur la crosse de son pistolet ; mais il se gourmandait lui-même de cet excès de précaution, lorsqu’à cent cinquante mètres environ, la lune venant à se dégager, les deux jeunes gens furent soudainement révélés l’un à l’autre. Le cavalier serra aussitôt la bride, et après une halte d’une ou deux secondes consacrée à se bien assurer qu’il ne se trompait point, il lança tout à coup son cheval au triple galop sur l’homme à pied ; il se levait en même temps sur ses étriers et brandissait autour de sa tête quelque objet qu’on distinguait malaisément à la distance où était Bernard. Cette manœuvre étrange, inattendue, menaçante, au lieu d’agir comme un dissolvant sur les nerfs ébranlés du jeune professeur, les raffermit au contraire, et après avoir rapidement armé son revolver, il attendit, croyant encore à quelque mauvaise plaisanterie. Il n’eut pas du reste à réfléchir longtemps. Le cavalier, arrivé à une vingtaine de pas, fit un mouvement brusque, quelque chose traversa l’air en sifflant, et Bernard sentit sur ses épaules fouettées tomber un souple anneau de corde ou de cuir. Sans en demander davantage et comprenant qu’il n’y avait plus à réfléchir, il leva son arme et lâcha la détente, tirant non le cavalier, mais le cheval. L’émotion ne l’avait pas empêché de bien viser : le mustang ne fit qu’un bond, et, la tête traversée d’une balle, roula sans vie sur le sol ; mais le lasso était comme d’ordinaire fixé à la selle, et ce dernier bond avait précipité à terre le pauvre Bernard, qui demeura sur le coup immobile et sans connaissance.

Dick Venner, entraîné dans la chute de Juan, avait la jambe engagée sous le cadavre du noble animal. De plus, un de ses longs éperons s’était accroché dans le drap de la housse, et il se débattait en vain pour se dégager. Il en serait pourtant venu à bout, s’il eût pu s’étayer et s’aider de son bras droit ; mais ce bras avait porté violemment, et à chaque mouvement lui faisait éprouver une vive douleur. L’intrépide gaucho n’en luttait pas moins pour se remettre sur ses pieds, électrisé par la vue de son ennemi gisant à quelques pas et complètement livré à sa discrétion. — Je le tiens pourtant, disait-il entre ses dents serrées… Que j’arrive seulement à lui… J’ai mon cuchillo

Mais juste au moment où il venait de mettre en lambeaux la housse qui l’avait d’abord retenu, et comme il allait dégager sa jambe, une main vigoureuse le saisit à la gorge, et deux pointes de fer grossièrement barbelées vinrent s’installer à un pouce de sa poitrine. — Tiens ! tiens ! dit en même temps une voix nasillarde,