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Espagne on est loin déjà de cette sagesse accomplie ! Ce n’est plus un général décidé à vaincre, c’est avant tout un monarque qui doit faire croire au monde qu’il tient toutes ses provinces dans sa main. Le politique ruine déjà le capitaine.

Pour pallier le désastre de Baylen, avant-coureur de Moscou et de Leipzig, la légende imagine que ce champ de bataille est un défilé, une gorge hérissée au milieu de montagnes inaccessibles, et cette géographie fabuleuse devient le fond de presque tous les récits. J’ai vu ces lieux funestes : c’est une plaine à peine ondulée, et semée de champs d’oliviers ouverts de toutes parts. Malgré l’évidence, la légende persistera dans sa topographie imaginaire. Que dirait-on d’un historien qui s’obstinerait à élever des sierras impraticables entre Paris et Saint-Denis ?

Si Napoléon a accusé l’hiver dans la campagne de 1812, il n’a pu accuser que lui-même dans celle de 1813, car alors ses plus belles combinaisons militaires, ses plus heureuses inspirations, ont été visiblement entamées et corrompues par les fausses imaginations qui obsédaient son esprit en ce temps-là.

On demande pourquoi la stratégie intéresse par elle-même, indépendamment de la cause à laquelle elle s’applique. En voici la raison : l’art militaire est une géométrie vivante dans laquelle la raison s’exerce avec toute sa plénitude. La moindre erreur de calcul, la moindre disproportion entre la conception et la réalité, sont punies dans cet art par des châtimens foudroyans. Toute prédominance de l’imagination sur le possible, tout désaccord entre le but et le moyen, détruisent en même temps l’œuvre et l’ouvrier. Or il est certain que les conceptions militaires de Napoléon en 1813 ne donnent plus à votre esprit cette sécurité, cette satisfaction, qui naissent de l’accord véritable, mathématique, entre les moyens et le but. Napoléon ne se contente plus du possible, il veut regagner d’un seul coup de dé tout ce qu’il a perdu. Il fait entrer le hasard dans ses combinaisons pour une part qu’il ne lui avait jamais accordée.

Et d’abord, pour accomplir la vision du grand empire et en tenir les frontières imaginaires, il faut bien ensevelir 190,000 de ses meilleurs soldats, qu’il ne reverra plus, dans les garnisons de la Vistule, de l’Oder, de l’Elbe, 30,000 à Dantzig, 40,000 à Hambourg, 30,000 à Dresde, 20,000 à Magdebourg, autant à Torgau. Cette base vicieuse, chimérique, donnée à sa conception générale de la campagne, ne pourra être corrigée par aucun succès de détail, ni par Lutzen, ni par Bautzen. De ce moment, vous voyez un esprit inépuisable qui enfante, sous le coup de la nécessité, des plans grandioses, et ces plans les plus magnifiques se retournent contre lui, parce qu’il leur a ôté la base solide qui les rendait possibles. Plus ses conceptions sont hautes, plus elles retombent avec fracas