Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/844

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Si vous ne vous placez au foyer même de l’esprit de l’Italie, il est impossible de s’expliquer la conception de Napoléon, ce qu’elle a de chimérique pour nous, ce qu’elle avait de saisissant, d’entraînant, d’irrésistible pour lui. La monarchia del mondo, cette idée qui se montre chez le moindre chroniqueur italien et fait le fond de la politique de Dante, devient aussi le fond des entreprises de Napoléon ; mais si cette fantaisie ruineuse n’avait pas détruit l’ouvrage du poète, elle ne pouvait manquer de détruire l’ouvrage du conquérant.

Nous ne comprenons pas que Napoléon n’ait pas voulu s’arrêter à telle frontière, écouter tel conseil que la sagesse la plus vulgaire aurait entendu. Si nous descendions plus avant dans sa pensée, nous y trouverions l’explication du vertige ; nous nous apercevrions qu’il voyait des yeux de l’esprit cet empire légendaire, qu’il s’était identifié avec cette imagination d’une race d’hommes, et se sentait périr s’il en laissait la moindre partie. Chose étrange ! c’est précisément ce fond chimérique qui a séduit le plus l’imagination des hommes, comme si d’être sacrifiés pour une fumée leur semblait la destinée pour laquelle ils sont faits !

Rien de plus effrayant qu’une idée fausse qui se rend maîtresse d’un grand esprit ; elle y prend des proportions gigantesques. Ce qui fut d’abord entamé dans Napoléon, c’est le politique. Il modela son empire sur l’empire légendaire, non de l’antiquité, mais du moyen âge, et comme il avait des barons et des ducs, il voulait aussi avoir des rois vassaux et un pape vassal, ce qui fit que ses conquêtes n’avaient aucune solidité ; car, comme il désespérait ses adversaires et qu’il ne les détruisait pas, comme il humiliait les peuples et qu’il ne les possédait pas, il ne pouvait manquer d’arriver que tous ses ennemis, qu’il laissait subsister, se relèveraient contre lui à la première occasion. Baylen souleva toute l’Espagne, Moscou toute l’Europe.

Ce qu’il y eut de décisif, c’est que les fausses idées qui altéraient sa politique finirent par altérer ses combinaisons militaires. Dès lors l’empereur perdit le général. Et cela se reconnaît dès le commencement des affaires d’Espagne. Quand on voit ces trois ou quatre armées d’Andalousie, du centre, d’Aragon, de Portugal, agir séparément, sans presque aucun lien entre elles, on cherche sans les retrouver les principes des campagnes précédentes : ils commencent à passer chez l’ennemi. De notre côté, le besoin d’avoir l’air de posséder ce que nous ne possédons pas nous entraîne à occuper toutes les provinces à la fois au risque de n’en garder aucune.

Dans les campagnes d’Italie, vous admirez un général qui ne donne rien à la fumée, à l’apparence, aux vaines imaginations. Tout est réservé pour l’utile. Il refuse d’aller occuper Rome, grande occasion pourtant de vain éclat et d’inutile renommée. Combien en