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déjà enveloppés que nous ne soupçonnions pas même qu’il pût s’agir de nous. Nul appel, nul avertissement, nulle parole de confiance à cette nation sur qui on avait déchaîné les colères du monde. On attendait pourtant quelque chose, mais vaguement. Je me souviens que, moitié insouciance d’enfant, moitié attente, je m’acheminai sur la grand’route. Il pleuvait. Je vis des cavaliers en manteaux blancs qui s’approchaient et formaient une longue file jusqu’à l’extrémité de l’horizon : c’était l’invasion qui s’étendait silencieusement sur notre bourgade ! La France était aux mains de l’ennemi que nous n’en savions rien encore.


IV. — RELATIONS ÉCRITES PAR NAPOLÉON. — LES HISTORIENS RÉCENS.


Nous voici arrivés par une pente irrésistible à la seconde invasion ; nous touchons à 1815 et à Waterloo. C’est là que je veux m’arrêter, puisqu’aussi bien, depuis six ans[1], j’ai ce champ de bataille pour unique horizon, et que, dans ce long intervalle, j’ai eu autant d’occasions que personne de réfléchir sur ce désastre et d’en chercher les causes. Moi aussi, je connais ce tombeau, parce que je l’habite.

Lorsque de pareilles calamités se renouvellent coup sur coup, il est peu raisonnable d’imaginer qu’elles ont été produites par une circonstance fortuite, un ordre oublié ou négligé, un orage, une pluie qui s’obstine. Non, la fortune, toute capricieuse qu’on la fait, ne l’est pas à ce point. Elle est mobile, elle n’est pas insensée. Quand de semblables désastres se répètent, avouons qu’un vice profond, irrémédiable, était dans les choses et dans l’homme. Il y a eu non pas seulement une faute (car la fortune est quelquefois assez bonne pour ne pas les punir toutes), mais une accumulation de fautes qui sont devenues irréparables à cause de leur nombre même.

Napoléon a raconté avec une complaisance visible ses premières campagnes : Toulon, l’Italie, l’Égypte, Marengo, forment dans ses Mémoires un récit continu. Évidemment il s’est plu à décrire avec sérénité, dans le langage transparent des mathématiques, cette géométrie héroïque, dans laquelle chaque théorème est une bataille. Par malheur, il s’est arrêté à la première moitié de sa vie ; il a pris Marengo pour borne, soit que le mal de l’exil qu’il avait fait connaître à tant d’autres l’ait saisi à son tour et l’ait dégoûté même de la renommée, soit que la maladie l’ait empêché de dicter plus longtemps. On peut aussi penser qu’il a voulu s’arrêter sur ce sommet de Marengo, où aucun nuage ne se montrait encore ; il aura refusé d’attacher trop longtemps son esprit et ses yeux sur cette

  1. Écrit en 1857.