Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/86

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les paupières ; mais il s’était promis de vaincre, et il vainquit à la longue, c’est-à-dire au bout de deux ou trois minutes. Un léger changement de couleur fut le prélude de son triomphe ; Elsie releva la tête, qu’elle tenait un peu penchée de côté. Elle ferma et rouvrit les yeux à plusieurs reprises, comme si l’éclat du jour les eût blessés ; puis, décontenancée et confuse, elle les baissa tout à fait. On eût dit une vaillante amazone, jetant son arc et ses flèches aux pieds du héros antique, Bellérophon, Hercule, Achille ou Thésée.

Parmi les jeunes filles dont la curiosité n’avait pas manqué de suivre les péripéties de ce drame muet se trouvait une pauvre enfant, pâle et délicate, que ses grands yeux ouverts, particulièrement aptes à percer l’obscurité, faisaient surnommer la clairvoyante. Dans un de ces courts répits qu’on accorde, entre deux leçons, à l’attention fatiguée des élèves, la clairvoyante se leva et vint, un album d’autographes à la main, prier Elsie d’y écrire quelque chose. Lorsque le cahier, après un instant, lui fut rendu, il ne portait que ces mots, tracés d’une écriture italienne, allongée, aux caractères aigus, qui ne ressemblait à aucune autre : Elsie Venner, infelix ! — Encore une réminiscence du quatrième livre de l’Enéide !


Le samedi suivant, le révérend Chauncy Fairweather reçut d’une personne inconnue, à la nuit tombante, au moment où il rentrait chez lui, une enveloppe cachetée. Le messager s’éloigna aussitôt, sans un mot d’explication. Le digne ministre, quand il eut pris le temps de mettre ses pantoufles et de se faire apporter une lampe, rompit l’enveloppe. Il y trouva un papier sur lequel ces mots étaient inscrits : — Quelqu’un, dans une grande détresse d’âme, sollicité les prières de la congrégation pour qu’il plaise à Dieu prendre en pitié une affliction imméritée…

Véritable énigme pour le pieux ecclésiastique, qui ne connaissait aucune de ses ouailles dans un état moral si désespéré. Était-ce un homme ? était-ce une femme ? La requête ne s’expliquait pas là-dessus. Après avoir tourné quelque temps et retourné dans ses doigts ce papier qui l’intriguait quelque peu, le révérend retomba dans le courant de ses préoccupations habituelles : depuis quelque temps, elles étaient fort graves ; il se sentait envahi par des velléités d’opinions nouvelles qui pouvaient bien être les suggestions de l’esprit d’hérésie. Il craignait de n’être plus en communion de croyances avec la véritable église du Christ ; il doutait par conséquent de son salut à venir. Or un vrai croyant qui voit son éternité en péril ne saurait guère, — soyons de bon compte, — penser beaucoup à autre chose. Être protestant, avoir charge d’âmes, et glisser, pour ainsi