Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/887

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tations : jamais la vérité, dans le sens usuel du mot, ne sera le but de l’art; jamais la valeur qu’un tableau pourra posséder comme moyen de nous faire connaître la nature des réalités n’aura rien de commun avec sa valeur comme œuvre d’art. La vérité, prenons-y garde, n’est point l’élément pictorial de la peinture; elle est au contraire le côté par lequel les tableaux s’adressent à l’intelligence ordinaire, à toutes les facultés générales que l’artiste partage avec les autres hommes, mais qui ne sont point son âme d’artiste, qui ne sont point la partie de notre être dont il s’engage, en prenant une palette, à devenir l’organe. Qu’il nous apprenne à mieux voir en voyant lui-même mieux que nous, c’est là autant de gagné, tant qu’il nous rend ce service sans manquer à sa tâche spéciale; mais quant à évaluer son mérite d’artiste d’après l’instruction qu’il nous transmet, quant à vouloir qu’il se propose précisément de rectifier et de compléter nos idées, rien ne saurait être plus faux et plus funeste, — et cela pour deux raisons principales : la première, c’est que si ses productions sont des leçons d’observation, l’effort qu’elles exigeront pour être comprises ne permettra plus au spectateur d’être ému; la seconde, qui est encore plus grave, c’est que le peintre lui-même, s’il est dominé par le parti-pris d’enseigner, ne pourra plus être inspiré par ses émotions. C’est la tâche du savant et du moraliste de nous guérir de nos ignorances et de nos défauts; ce n’est point celle de l’artiste, pas plus que ce n’est son rôle de nous apprendre la métallurgie quand il a occasion de peindre une usine, pas plus que ce n’est l’affaire du prédicateur de réfuter nos erreurs sur la chimie quand il prononce l’oraison funèbre d’un chimiste.

S’ensuit-il donc que le but de l’art soit le mensonge? Nullement. En partant sans cesse de l’idée qu’il n’existe que deux genres possibles de peinture, l’un qui représente les choses absolument comme elles sont et l’autre qui les représente comme elles ne sont pas, M. Ruskin nous emprisonne dans un dilemme tout gratuit. Représenter les choses comme elles sont, ce sont là des mots qui peuvent avoir tant de significations qu’ils n’en ont aucune. Si l’on veut dire comme elles sont en elles-mêmes, il n’y a que Dieu-qui puisse connaître cette vérité absolue en dehors de laquelle il ne reste que le mensonge; mais pour nous, qui vivons dans le temps et qui voyons seulement comme dans un miroir, qui avons cinq sens et je ne sais combien d’organes moraux que nous sommes forcés de contrôler et de compléter l’un par l’autre, il existe une multitude de vérités différentes. Il y a la vérité de l’odorat, pour qui les choses ne sont qu’une odeur: il y a celle de l’œil, pour qui elles sont une apparence: celle de l’intelligence, pour qui elles sont une idée; celle du sentiment, pour qui elles sont une impression, et j’en omets bien d’autres, la vérité de l’imagination, la vérité de la conscience, la vérité de l’émo-