Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/897

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nécessaire pour suggérer la pensée de l’artiste, vu que l’imagination est de sa nature une faculté divinatoire qui refuse d’agir dès qu’on ne lui laisse plus rien à deviner. Malgré lui enfin, et quelles que soient les réserves et les précautions oratoires dont il enveloppe cet aveu, il est arrivé à dire en propres termes que le modèle légitime du peintre, l’original dont son tableau devait rendre fidèlement les traits, n’était point l’objet du dehors, mais l’apparition qui se produisait dans son propre esprit.


« Tous les grands hommes, écrit-il, voient ce qu’ils peignent avant de le peindre, le voient d’une manière entièrement passive : ils ne pourraient s’en empêcher quand même ils le voudraient. Que ce soit avec l’œil de l’esprit ou avec celui du corps, cela n’importe. De toute façon, ils reçoivent littéralement l’impression d’une image. Le site, le personnage, l’événement sont là devant eux, comme dans la seconde vue, et bon gré, mal gré, toutes ces choses veulent être peintes comme elles se montrent à eux : ils n’oseraient pas, sous la contrainte de leur présence, changer un seul iota à ce qu’elles leur enjoignent de retracer, car pour eux chacune d’elles, dans son genre et son degré, est toujours une véritable vision, une apocalypse, et au fond de leur cœur elles sont toujours accompagnées d’un sentiment qui est comme l’écho du commandement : Écris les choses que tu as vues et les choses qui sont... L’apparition d’ailleurs ne vient pas seulement d’elle-même, elle se déroule dans son ordre à elle, dans un ordre qui a été choisi pour le peintre et non par lui... L’harmonie des détails et de l’ensemble paraît avoir été combinée d’après les règles les plus délicates; pourtant la volonté, les connaissances, la personnalité du voyant n’y ont été pour rien. Il n’a été qu’un scribe... Et tout effort pour façonner de pareils résultats par des calculs et des principes, toute tentative même pour corriger ou remanier l’ordre premier de la vision n’est plus de l’invention. Que dis-je? si un peintre, en regardant des formes déjà couchées sur sa toile, en vient à décider que certaines modifications leur donneraient plus de force ou de beauté, il ne fait pas seulement ce qui n’est point de l’invention, il fait ce qui en est la négation même, car l’invention, c’est l’affluence involontaire d’une série d’images ou de conceptions qui se présentent d’elles-mêmes telles qu’elles doivent rester. Aussi la connaissance des règles et l’action du jugement ont-elles une tendance à arrêter ou à entraver l’imagination dans son essor. Plus un peintre s’entend aux principes du bien et du mal en fait d’art, plus il y a chance qu’il manque de génie créateur, et réciproquement plus il a de génie créateur, plus vous le trouverez ignorant des règles. Non qu’il les méprise, seulement il sent qu’entre elles et lui il n’y a rien de commun, que les rêves ne se laissent pas régulariser, que comme ils viennent, il faut les prendre, et qu’autant vaudrait régler un arc-en-ciel ou faire des entailles à l’aile d’un ciron pour le saisir plus aisément que de chercher à réglementer par des axiomes les allures d’une vision involontaire. »


Je me plais à le reconnaître, après une telle page, il n’y aurait