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qu’à louer presque sans réserve, si dans tout son système M. Ruskin eût persisté à être de sa propre opinion; mais point. Au moment où il semble si convaincu qu’il s’agit de représenter les choses comme elles peuvent nous revenir à l’esprit et non pas comme elles sont en elles-mêmes, au moment où l’on croirait qu’il ne lui reste plus qu’à rétracter sa première théorie, on l’entend s’écrier : « Vous voyez donc que j’avais raison, et que le seul but comme le seul mérite de l’art est de faire connaître les œuvres de Dieu! Vous voyez que le seul critère pour apprécier l’art est de se demander : Est-ce un fait? en est-il bien ainsi? est-ce bien de la sorte qu’est une pierre, un chêne, un nuage? » Le fait est que tout fond littéralement entre les doigts de M. Ruskin, et que pour sa logique c’est un jeu d’arriver à Rome par tous les chemins. Vient-il de montrer comment l’imagination enfante d’un seul jet un tout organique, il observera, comme incidemment, que ses conceptions ont ainsi l’unité, la simplicité et les autres caractères qui distinguent les œuvres de la nature, et cela lui suffit. Son pont est construit : il n’a plus qu’un pas à faire pour conclure que l’imagination de la sorte consiste à créer suivant les lois de la nature, et qu’elle n’arrive à ses harmonies qu’en sachant saisir et rendre les vrais rapports qui dans la nature unissent les vérités partielles dans la vérité d’ensemble. Ou bien il fera ce que nous lui avons vu faire à propos de l’imagination pénétrative. Au lieu de dire que l’œuvre est une parce que l’objet a été conçu sous l’influence d’un sentiment dominant, il présentera sa pensée sous une forme objective, il dira que l’œuvre est une parce que l’artiste a saisi dans l’objet sa valeur dominante, — et comme l’imagination qui ne saisit que le faux ne saisit rien et n’est rien, « comme en tout cas, écrit-il textuellement, ce n’est pas de cette imagination-là qu’il entend parler, » il décide que l’imagination, loin d’être la mère du mensonge, est au contraire la faculté véridique par excellence, la faculté dont le propre est de percevoir l’essence même des choses, si bien qu’en glorifiant la vérité il n’a fait que glorifier l’imagination, puisque « la vérité est le caractère même de ses créations, le trait auquel on les reconnaît, si bien aussi qu’en glorifiant l’invention il n’a voulu glorifier que la vérité littérale, « puisqu’inventer (le jeu de mots est de lui), c’est littéralement invenire dans le sens du mot latin, ou, en d’autres termes, découvrir ce qui est. »

C’est dire qu’en dernier terme M. Ruskin réussit à dénaturer complètement l’imagination en la rattachant aux phénomènes de l’intelligence, et en la réduisant à n’être qu’une espèce de perception plus large et plus rapide que les autres. — Imaginer, répondrais-je pour ma part, c’est de tout point le contraire de voir; c’est ce qui a