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de réputation et de gloire pour la grande autorité de son gouvernement et de son chef, pour l’accroissement récent de son domaine, pour avoir procuré enfin en grande partie d’abord le salut de Ferrare, et ensuite celui du roi de Naples. Alliée de Naples et de Milan, disposant en entier du pape Innocent, la république tenait pour ainsi dire la balance de toute l’Italie, quand un accident renversa tout cet édifice de prospérité, et amena le trouble et le désordre non-seulement dans Florence, mais dans l’Italie entière.

« Dès l’année 1491, Laurent avait souffert d’une assez longue maladie, que les médecins avaient jugée de peu d’importance. Cependant, soit qu’il eût été soigné trop tard, soit que le mal eût fait des progrès cachés, au mois d’avril 1492 il mourut. L’importance de cet événement fut signalée par de nombreux présages : une comète avait paru peu de temps auparavant; on avait entendu hurler des loups; dans l’église de Santa-Maria-Novella, une femme prise de fureur s’était écriée qu’un bœuf avec des cornes de feu incendiait toute la ville; les lions[1] s’étaient battus, et un des plus beaux avait été tué par les autres; enfin, un jour ou deux avant la mort de Laurent, la foudre était tombée de nuit sur la lanterne de la coupole de Santa-Maria-Liperata, et en avait détaché quelques grosses pierres qui avaient roulé du côté de la maison des Médicis. On regarda aussi comme extraordinaire ce qui arriva à Piero Lione de Spolète, le plus célèbre médecin de toute l’Italie, et qui soigna Laurent de Médicis. Laurent mort, il se jeta de désespoir au fond d’un puits et s’y noya; — il est vrai que quelques gens ont dit qu’on l’y avait jeté.

« Il y eut en Laurent beaucoup et d’éclatantes vertus. Il y eut aussi plusieurs vices, en partie naturels, en partie devenus nécessaires. Il s’empara d’une si grande autorité qu’on ne peut dire que de son temps la cité fût libre. Elle jouit du moins de toute la gloire et de toute la félicité que peut posséder un état libre de nom, asservi de fait par un seul de ses citoyens. Les choses qu’il a faites, bien qu’à blâmer sur quelques points, furent néanmoins pleines de grandeur. Il y manque, non par sa faute, mais par suite de l’humeur de son temps, ce fracas des armes, cette science et ce régime de la guerre qui donnaient la renommée chez les anciens. On ne racontera point de lui la défense d’une ville, la prise d’une forteresse, un stratagème habile, une victoire sur l’ennemi; mais, si l’histoire de sa vie ne resplendit pas des éclairs de cette sorte de gloire, on y trouvera du moins tous les signes des vertus qui peuvent briller dans la vie civile. Parmi ses adversaires mêmes, nul ne refuse une grande et singulière intelligence à celui qui a gouverné pendant vingt-trois ans, avec une perpétuelle augmentation de puissance et de gloire, une ville comme Florence, remplie d’esprits subtils et inquiets, où le parler est si libre, où les charges de l’état, peu nombreuses, ne peuvent appartenir qu’à une petite partie des citoyens, au risque de mécontenter la majorité; à celui qu’honorèrent de leur amitié particulière tant de princes en Italie et hors d’Italie : le pape Innocent, le roi Ferdinand, le duc Galéas, le roi Louis de France, jusqu’au Grand-Turc et au Soudan, dont il reçut en présent dans les dernières années de sa vie

  1. De la ménagerie.