Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 34.djvu/976

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au négoce et ne s’en souciant que fort peu, ses affaires tombèrent en un tel désordre qu’il fut tout près de faillir, et dut recourir à la bourse de ses amis et même aux finances publiques...

« Ses dernières amours, qui durèrent plusieurs années, furent avec Bartolomea de’ Nasi, femme de Donato Benci, laquelle n’était point belle, mais aimable et gracieuse. Il en était tellement épris que, pendant un été qu’elle passait à sa villa, il partait en poste à cinq ou six heures du soir pour aller la trouver, la quittant d’assez bonne heure chaque matin pour être de retour à Florence avant le jour. Luigi dalla Stufa et il Butta de’ Medici, qui l’accompagnaient, ayant déplu à la dame, elle les mit si bien en disgrâce auprès de Laurent qu’il envoya Luigi en ambassade près du Soudan et il Butta près du Grand-Turc : chose folle en vérité qu’un homme si haut placé, de tant de réputation et de tant de sagesse, à l’âge de quarante ans, fût dominé par une femme ni Jeune ni belle au point de faire des choses déshonorantes même pour un jeune homme !

« Il passait aux yeux de quelques-uns pour cruel et vindicatif à cause de la dureté dont il usa dans l’affaire des Pazzi, lorsqu’après tant de supplices il emprisonna des enfans innocens et défendit aux filles de se marier; mais l’attaque avait été si violente qu’il n’était pas étonnant que le ressentiment en eût été extraordinaire : il s’adoucit d’ailleurs avec le temps. Le plus fâcheux de son caractère, c’est qu’il fut défiant et soupçonneux, non pas tant par nature que parce qu’il régnait sur une cité qui avait connu l’indépendance et où les affaires devaient se traiter encore par les mains des magistrats d’une manière conforme à la coutume, avec l’apparence et selon les formes de la liberté. C’est pourquoi dès le commencement de son autorité il s’appliqua à abaisser tous les citoyens qui, par leur noblesse, leur fortune ou leur réputation, étaient en estime auprès du public... Ceux qui n’étaient point écartés absolument des affaires se trouvaient mêlés dans le conseil des cent, dans les élections et dans l’administration des impôts à une quantité d’hommes de rien, avec lesquels Laurent s’entendait, et qui étaient les maîtres du jeu.

« Par suite du même caractère soupçonneux, il empêchait les familles puissantes de s’unir par des mariages, et s’ingéniait à leur trouver des alliances qui ne pussent lui donner ombrage, obligeant des jeunes gens de qualité à prendre des femmes qu’ils n’auraient nullement choisies. Les choses en étaient venues à ce point qu’il ne se faisait plus un mariage, même d’importance plus que médiocre, sans son ordre ou son consentement. C’est encore ainsi qu’il voulut, les ambassadeurs n’étant pas choisis par lui-même, qu’ils eussent auprès d’eux un chancelier payé par le trésor public, qui fût chargé de correspondre directement et secrètement avec lui. Je ne veux pas mettre sur le compte de cette défiance habituelle cet entourage d’hommes armés qui ne le quittaient pas et qu’il attachait à lui par toute sorte de faveurs, jusqu’à leur donner les revenus d’hôpitaux et de fondations pieuses. La conjuration des Pazzi avait motivé cette façon d’agir; on peut dire toutefois qu’elle était d’un tyran et d’une ville asservie plutôt que d’une cité libre et d’un citoyen. En résumé, si Florence ne connut point sous lui la liberté, elle ne pouvait avoir un meilleur tyran... »