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trent sans réserve; elles nous permettent de porter sur son caractère et sa vie un jugement mieux informé et d’en retirer une plus grande leçon. Le moderne annaliste des Italiens, M. Cantu, qui ne connaissait pas encore les volumes publiés par M. Canestrini, nous semble trop sévère, ne parlant guère que de sa « bassesse, » de son habitude des manœuvres honteuses, de ses perpétuelles apostasies et de son déshonneur. Par contre, M. Thiers nous paraît trop indulgent lorsqu’il croit reconnaître dans le ton chagrin et morose de son Histoire, « comme dans la sévérité sombre de Tacite, la tristesse de l’honnête homme. » Les temps agités, qui rendent la ténacité dans le bien difficile, éprouvent les grandes âmes; celle de Guichardin ne s’est pas élevée au-dessus de l’épreuve, il faut le reconnaître. Cela n’empêche pas d’admirer les efforts, la résistance, la lutte, et après la défaite même les protestations de son énergique esprit. Le spectacle n’en est que plus intéressant. Tâchons seulement qu’il soit pour nous instructif, et qu’après en avoir imposé à ses contemporains, celui qui a recommandé la fausse doctrine de l’utile n’en impose pas à la postérité. — Un dernier mot. Il serait injuste de ne pas faire valoir en faveur de Guichardin la seule vertu peut-être qu’il ait pratiquée, le patriotisme. Si à l’exemple de Machiavel, son maître et son ami, il a invoqué la force et glorifié le succès, nous avons dit en commençant que c’était peut-être au nom de l’Italie : l’Italie avait inutilement essayé des autres moyens de salut; il n’était pas de douleur qu’elle n’eût subie, de déchirement auquel elle n’eût été en proie. La doctrine que soutinrent Machiavel et Guichardin s’inspira du désespoir; il faut se rappeler leurs angoisses et les cruelles humiliations dont ils furent témoins pour porter aujourd’hui sur eux un jugement équitable : on rencontrerait peut-être cette équité en se plaçant à une égale distance du blâme énergique qu’on doit aux doctrines sceptiques et de la pitié que réclame le découragement d’une passion vive et généreuse dans son principe.


A. GEFFROY.