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dessus. Cela durait depuis deux heures, lorsque Hullin, jetant par hasard un coup d’œil à travers les petites vitres de la fenêtre, suspendit sa besogne, et resta les yeux tout grands ouverts, comme absorbé par un spectacle inusité.

En effet, au tournant de la rue, en face du cabaret des Trois Pigeons, s’avançait alors, au milieu d’une bande de gamins sifflant, sautant et criant : — Le roi de carreau ! le roi de carreau ! — s’avançait, dis-je, le plus étrange personnage qu’il soit possible d’imaginer. Figurez-vous un homme roux de barbe et de cheveux, la figure grave, l’œil sombre, le nez droit, les sourcils joints au milieu du front, un cercle de fer-blanc sur la tête, une peau de chien-berger gris de fer aux longs poils flottant sur le dos, les deux pattes de devant nouées autour du cou ; la poitrine couverte de petites croix de cuivre en breloques, les jambes revêtues d’une sorte de caleçon de toile grise noué au-dessus de la cheville, et les pieds nus. Un corbeau de grande taille, les ailes noires lustrées de blanc, était perché sur son épaule. On aurait dit, à sa démarche imposante, un de ces anciens rois mérovingiens tels que les représentent les images de Montbéliard ; il tenait de la main gauche un gros bâton court, taillé en forme de sceptre, et de la main droite il faisait des gestes magnifiques, levant le doigt au ciel et apostrophant son cortége.

Toutes les portes s’ouvraient sur son passage ; derrière toutes les vitres se pressaient les figures des curieux. Quelques vieilles femmes, sur l’escalier extérieur de leurs baraques, appelaient le fou, qui ne daignait pas tourner la tête, d’autres descendaient dans la rue et voulaient lui barrer le passage ; mais lui, la tête haute, le sourcil relevé, d’un geste et d’un mot les forçait de s’écarter.

— Tiens ! fit Hullin, voici Yégof… Je ne m’attendais pas à le revoir cet hiver… Cela n’entre pas dans ses habitudes… Que diable peut-il avoir pour revenir par un temps pareil ?

Et Louise, déposant sa quenouille, se hâta d’accourir pour contempler le roi de carreau. C’était tout un événement que l’arrivée du fou Yégof à l’entrée de l’hiver ; les uns s’en réjouissaient, espérant le retenir et lui faire raconter sa fortune et sa gloire dans les cabarets ; d’autres, et surtout les femmes, en concevaient une vague inquiétude, car les fous, comme chacun sait, ont des idées d’un autre monde, ils connaissent le passé et l’avenir, ils sont inspirés de Dieu : le tout est de savoir les comprendre, leurs paroles ayant toujours deux sens, l’un grossier pour les gens ordinaires, l’autre profond pour les âmes délicates et les sages. Ce fou-là d’ailleurs, plus que tous les autres, avait des pensées vraiment extraordinaires et sublimes. On ne savait ni d’où il venait, ni où il allait, ni ce qu’il voulait, car Yégof errait à travers le pays comme une âme en peine ; il parlait des races éteintes, et se prétendait lui-même empereur