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d’Austrasie, de Polynésie et autres lieux. On aurait pu écrire de gros livres sur ses châteaux, ses palais et ses places fortes, dont il connaissait le nombre, la situation, l’architecture, et dont il célébrait la grandeur, la beauté, la richesse d’un air simple et modeste. Il parlait de ses écuries, de ses chasses, des officiers de sa couronne, de ses ministres, de ses conseillers, des intendans de ses provinces ; il ne se trompait jamais ni sur leurs noms ni sur leur mérite, mais il se plaignait amèrement d’avoir été détrôné par la race maudite, et la vieille sage-femme Sapience Coquelin, chaque fois qu’elle l’entendait gémir à ce sujet, pleurait à chaudes larmes, et d’autres aussi. Alors lui, levant le doigt au ciel, s’écriait : — Ô femmes ! ô femmes ! souvenez-vous,… souvenez-vous… L’heure est proche,…l’esprit des ténèbres s’enfuit… La vieille race,… les maîtres de vos maîtres s’avancent comme les flots de la mer !

Et chaque printemps il avait l’habitude de faire un tour dans les vieux nids de hiboux, les antiques castels et tous les décombres qui couronnent les Vosges au fond des bois, au Nideck, au Géroldseck, à Lutzelbourg, à Turkestein, disant qu’il allait visiter ses leudes et parlant de rétablir l’antique splendeur de ses états, et de remettre les peuples révoltés en esclavage, avec l’aide du grand Gôlo, son cousin.

Jean-Claude Hullin riait de ces choses, n’ayant pas l’esprit assez élevé pour entrer dans les sphères invisibles ; mais Louise en éprouvait un grand trouble, surtout lorsque le corbeau battait de l’aile et faisait entendre son cri rauque.

Yégof descendait donc la rue sans s’arrêter nulle part, et Louise, tout émue, voyant qu’il regardait leur maisonnette, se prit à dire : — Papa Jean-Claude, je crois qu’il vient chez nous.

— C’est bien possible, répondit Hullin ; le pauvre diable aurait grand besoin d’une paire de sabots fourrés par un froid pareil, et s’il me la demande, ma foi, je serai bien en peine de la lui refuser.

— Oh ! que vous êtes bon ! fit la jeune fille en l’embrassant avec tendresse.

— Oui,… oui,… tu me câlines, dit-il en riant, parce que je fais ce que tu veux… Qui me paiera mon bois et mon travail ?… Ce ne sera pas Yégof.

Louise l’embrassa de nouveau, et Hullin, la regardant d’un œil attendri, murmura : — Cette monnaie en vaut bien une autre…

Yégof se trouvait alors à cinquante pas de la maisonnette, et le tumulte croissait toujours. Les gamins, s’accrochant aux loques de sa veste, criaient : — Carreau ! — Pique ! — Trèfle ! Tout à coup il se retourna levant son sceptre, et d’un air digne, quoique furieux, il s’écria : — Retirez-vous, race maudite !… Retirez-vous,… ne m’assourdissez plus,… ou je déchaîne contre vous la meute de mes molosses !