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En effet, plus le jour grandissait, plus ou découvrait de gens accourant de tous les sentiers de la montagne. Il y avait bien alors quelques centaines d’hommes dans la vallée : bûcherons, charbonniers, flotteurs, sans compter les femmes et les enfans.

Rien de pittoresque comme cette halte au milieu des neiges, au fond du défilé encaissé de hauts sapins jusqu’aux nuages, à droite les vallées s’engrenant les unes dans les autres à perte de vue, à gauche les ruines du Falkenstein debout dans le ciel. On aurait dit de loin des bandes de grues abattues sur les glaces; mais de près il fallait voir ces hommes rudes, la barbe hérissée comme la soie du sanglier, l’œil sombre, les épaules larges et carrées, les mains calleuses. Quelques-uns, plus hauts de taille, appartenaient à cette race des roux ardens, blancs de peau, poilus jusqu’au bout des doigts et forts à déraciner des chênes. De ce nombre étaient le vieux Materne du Hengst et ses deux fils Frantz et Kasper. Ces gaillards-là, tous trois armés de petites carabines d’Insprück, les hautes guêtres de toile bleue à boutons de cuir remontant au-dessus des genoux, les reins couverts d’une sorte de casaque en peau de chèvre, le feutre rabattu sur la nuque, n’avaient pas même daigné s’approcher du feu. Depuis une heure, ils étaient assis sur une tronce[1] au bord de la rivière, l’œil au guet, les pieds dans la neige comme à l’affût. De temps en temps le vieux disait à ses fils : — Qu’ont-ils donc à grelotter là-bas ? Je n’ai jamais vu de nuit plus douce pour la saison ; c’est une nuit de chevreuils… Les rivières ne sont pas même prises !

Tous les chasseurs forestiers du pays, en passant, venaient leur serrer la main, puis se réunissaient autour d’eux, et formaient en quelque sorte bande à part. Ces gens-là causaient peu, ayant l’habitude de se taire des journées et des nuits entières, de peur d’effaroucher le gibier.

Marc Divès, debout au milieu d’un autre groupe qu’il dominait de toute la tête, parlait et gesticulait, désignant tantôt un point de la montagne, tantôt un autre. En face de lui se tenait le vieux pâtre Lagarmitte, avec sa longue souquenille de toile grise, sa houlette et son chien. Il écoutait le contrebandier la bouche béante, et de temps en temps inclinait la tête. Du reste, toute la bande semblait attentive ; elle se composait surtout de bûcherons et de flotteurs, avec lesquels le contrebandier se trouvait journellement en rapport.

Entre la scierie et le feu, sur la traverse de l’écluse, était assis le cordonnier Jérôme de Saint-Quirin, un homme de cinquante à soixante ans, la face longue, brune, les yeux caves, le nez gros, les

  1. Tronc d’arbre non équarri.